7 ans après Under The Skin, Jonathan Glazer revient avec un court-métrage effroyable
Diffusée sur la plateforme MUBI jusqu'au 8 juin, “The Fall” signe le retour fracassant du cinéaste britannique Jonathan Glazer. En sept minutes, le réalisateur d'“Under The Skin” condense ce qui fait la force de son cinéma: une dystopie brûlante, un personnage prisonnier de son propre destin et une critique acerbe de notre société.
Par Chloé Sarraméa.
Comme Stanley Kubrick et son Odyssée de l’espace (1968), Jonathan Glazer nous a embarqué dans les contrées sombres de la vie extraterrestre. Avec son film Under The Skin, sorti en 2013 et sélectionné à la Mostra de Venise la même année, le cinéaste britannique a grimé la superstar Scarlett Johansson en vampire d’un nouveau genre: il est féminin, séducteur, piège les mâles qu’il croise sur son chemin et les embarque dans une aventure sensorielle unique s’achevant par… la mort. À travers un visage connu de toutes les générations, celui de Scarlett Johansson, Jonathan Glazer a mis en scène une épopée vengeresse: dans la peau de toutes les femmes parties trop tôt – tantôt maltraitées ou si négligées qu’elles en deviennent insignifiantes – l’actrice américaine châtie tous les hommes violents. Vidé de toute testostérone, chaque personnage masculin disparait d’une mort lente et douloureuse – du lourd rencontré en boîte de nuit au garde forestier agressif –, laissant derrière lui un monde noirci par les atteintes à la féminité.
Troisième long-métrage d’une filmographie aussi courte qu’elle est encensée, Under The Skin a élevé Jonathan Glazer au rang de légende: fin 2019, les Cahiers du Cinéma classent le film comme le neuvième meilleur long-métrage de la décennie, tandis que dans la liste du Guardian, l’épopée de science-fiction arrive quatrième parmi les plus grandes oeuvres cinématographiques du XXIe siècle. Au-délà d’Under The Skin, le cinéaste britannique tient aussi sa réputation de ses deux premiers longs-métrages: d’un côté, Birth, (2004) met en scène une Nicole Kidman harcelée par un mari défunt ressuscité dans le corps d’un enfant et lui fait côtoyer la virtuosité d’un Bergman, maître incontesté des fictions familiales torturées. De l’autre, Sexy Beast (2000), où il renverse les codes des plus grands films de gangsters à la Brian De Palma – version mafieux repenti à la peau brûlée par le soleil d’Ibiza.
The Fall, un retour fracassant à la noirceur
Sept minutes (ou plutôt cinq, si l’on soustrait le générique). C’est la durée de The Fall, le court-métrage qui signe enfin le retour de Jonathan Glazer à la réalisation. En octobre 2019, après quasiment sept ans d’absence sur les écrans, le cinéaste londonien offre d’abord son film à la BBC, puis le met à disposition de la plateforme MUBI, qui le diffuse ce mois-ci à ses abonnés. Fulgurant, dystopique et angoissant – à l’image de ses deux films précédents – The Fall trouble, dans un premier temps, par sa photographie ultra sombre. Dans l’ombre d’une forêt, on peine à apercevoir un être, mi-pantin mi-homme, poursuivi par ses pairs, tous affublés de masques. Les secondes défilent, effroyables et presque aussi longues que des heures, et le fugitif fuit, tantôt perché sans équilibre en haut d’un arbre, menacé de pendaison ou prisonnier d’un tunnel interminable. Sur une musique décadente de Mica Levi – déjà primée pour la bande originale d’Under The Skin – le cauchemar file à l’allure d’une comète, rappelant au spectateur que la plus grande des menaces demeure celle exercée par ses propres semblables.
Citoyen britannique, Jonathan Glazer semble, avec The Fall, mettre en scène la chute du Royaume-Uni et son Brexit si controversé au sein même du pays: menacé par sa tribu, le personnage principal tente d’échapper à un destin inéluctable – subi mais pas choisi. À ce sujet, le cinéaste londonien déclare à Numéro: “Sans parler de la mort de la raison, The Fall traite de son sommeil”. De la longueur des clips réalisés dans les années 90 par Jonathan Glazer (pour Jamiroquai ou Radiohead), le court-métrage, plus dystopique qu’aucune des autres oeuvres du cinéaste, dépeint sa vision noire du monde contemporain: “Le comportement des hommes façonne le monde. Nous sommes tous complices et nous choisissons ce qui nous arrive, de prendre le pouvoir ou d’en manquer”. Portraitiste d’un “état d’esprit collectif” menant à l’autodestruction, le cinéaste de 54 ans s’affiche comme le chef d’orchestre d’une comédie humaine dégoûtante se fustigeant sans cesse, peu importe les âges, les classes sociales ou les couleurs de peau.
The Fall (2019) de Jonathan Glazer, disponible sur MUBI.