3 artistes qui élèvent la photographie animalière au rang d’œuvre d’art
Les clichés poétiques et engagés de Nick Brandt, les mises en scène trompeuses de Karen Knorr, les rêveries hallucinatoires de Jim Naughten… Nombreux sont les photographes à convoquer les animaux pour faire passer des messages politiques, sociaux voire écologiques et repousser les limites de leur médium. Découvrez trois exemples de ces artistes qui, loin du reportage documentaire, transforment par leur démarche, leur esthétique et leur technique la photographie animalière en œuvre d’art.
Par Chloé Bergeret.
Une patience inouïe, une attention aux détails et un matériel de haute précision, tels sont les principaux atouts du photographe animalier. L’écrivain français Sylvain Tesson en fait l’expérience, lorsqu’en 2019, il accompagne le photographe Vincent Munier au Tibet, sur les traces de la panthère des neiges. De cette expérience si spéciale, Sylvain Tesson tire un roman, La Panthère des Neiges (Gallimard, 2019) lauréat du prix Renaudot puis un film homonyme, sorti en 2021. Le succès rencontré témoigne de la fascination du public pour la photographie animalière, genre dans lequel la technique tient une place majeure mais qui reste souvent cantonné au reportage documentaire. Capturer l’instant avec des modèles animaux, peu enclins à poser, peut s’avérer être une véritable épopée : la maîtrise de la lumière pour saisir toutes les nuances des pelages, cuirs, plumes ou écailles, est parfois compliquée, au même titre que la composition de l’image, qui dépend souvent du bon vouloir de l’animal. Pourtant, certains artistes ne reculent pas devant ces difficultés et s’emparent de la photographie animalière our l’élever au rang d’œuvre d’art. Vivants ou empaillés, des animaux envahissent leurs images pour porter leur message, qu’il soit écologique, politique, historique, voire fantasmagorique. Focus sur trois artistes qui replacent la faune au centre de l’art.
1. La faune africaine au cœur du pamphlet écologique de Nick Brandt
À travers ses puissantes séries en noir et blanc, Nick Brandt alerte avec force sur la destruction des territoires africains. L’ambiance apocalyptique de ses séries Inherit the Dust (2014) et This Empty World (2019) témoignait déjà de la dévastation du continent. Dans sa dernière série The Day May break (2020), que le photographe britannique expose actuellement à la galerie Polka, rhinocéros, éléphants et guépards posent dignement aux côtés des êtres humains. À l’image d’une Afrique baignée de soleil et fourmillant de couleurs, l’artiste oppose un noir et blanc brumeux plutôt inhabituel, dans lequel il convoque girafes, lions et hippopotames vivants aux côté d’hommes et de femmes chassés de leurs terres par le réchauffement de la planète. Ici, l’homme âgé de 58 ans met en lumière une évidence : face aux catastrophes écologiques qui surviennent en Afrique sub-saharienne, les hommes sont aussi menacés que les animaux. Si, dans ses clichés, la cohabitation directe de l’être humain et de l’animal sauvage surprend avant de paraître naturelle aux yeux des spectateurs : guépards, rhinocéros et lions posent calmement aux côtés des humains. Rescapées, les espèces sollicitées sont si habituées la présence de l’homme qu’aucune précaution particulière n’a été nécessaire pour leur faire prendre la pose. Malgré les épreuves qu’ont subies les modèles humains et animaux, la résilience est plus forte, et c’est du courage, plus que du désespoir qu’on lit dans les yeux du rhinocéros, qui regarde frontalement le spectateur. Le clair obscur que crée le noir et blanc renforce la dignité qui se dégage des photographies en accentuant les contrastes et les ombres sur les visages et les corps. Une certaine sobriété s’installe qui force le spectateur au respect.
Dans les images de la série de Nick Brandt, réalisée en 2020 au Zimbabwe et au Kenya, les visages des hommes et des femmes sont graves, autant que les peines qu’ils ont subies sont lourdes. Pour trouver ces réfugiés climatiques, Nick Brandt et son équipe ont mis plusieurs mois. Ces hommes et femmes ont perdu leur maison ou leur ferme, parfois leur unique seule source de revenus, à cause de sécheresses inédites ou d’inondations dramatiques. Certains, comme Kuda au Zimbabwe ou Robert au Kenya, ont connu la pire des tragédies : le décès de jeunes enfants, emportés par une crue éclair. Pourtant dans les images de Nick Brandt, nulle trace de pathos ou de désespoir. Contre la destruction qui ravage ces territoires, le photographe met en scène un certain apaisement. La frontière entre l’humain et l’animal s’estompe alors que les deux font face, ensemble, à l’adversité. Cette série est le premier volet d’une œuvre plus large à venir, dont Nick Brandt a seulement expliqué qu’elle continuera à mettre en scène cette union entre animaux et humains afin d’alerter sur l’urgence écologique.
2. Les animaux empaillés de Karen Knorr détournent avec malice les codes du pouvoir
Des renards au musée d’Orsay, des tigres dans des palais indiens et des grues dans des temples japonais… Chez Karen Knorr, la photographie animalière devient l’objet d’un décalage et d’un humour rafraîchissant. Dans la série Fables (2003-2009), cette photographe américaine de 68 ans met en scène des animaux dans des lieux symboliques de la culture française, comme la Grande Singerie du château de Chantilly ou le Salon Demarteau du musée Carnavalet… Les animaux qui surgissent dans ces espaces raffinés, à l’image des deux cerfs qui se battent dans des salons du Château de Chambord, menacent brutalement de les précipiter dans le désordre. Par l’irruption de ces animaux qui paraissent profaner et salir ces décors précieux, entre dorures et lustres en cristal, la photographe interroge les valeurs historiques de la société bourgeoise, notamment occidentales, incarnées par ces bâtiments institutionnels. La présence des bêtes permet à Karen Knorr de subvertir les notions de beauté et de bon goût, apanage des riches et des puissants en Occident, tout en remettant en cause les hiérarchies qui conditionnent notre rapport à la culture autant qu’à la nature.
Mais derrière les habiles prises de vue de Karen Knorr, tout n’est en fait que fiction. Les animaux ne sont pas réellement présents dans l’espace, et parfois même ne sont pas vivants. Certains sont empaillés tandis que d’autres, bien réels, sont intégrés dans le décor en post-production, après que l’artiste a photographié sur de très longs temps d’exposition leur environnement factice. La bonne image pour Karen Knorr est donc fabriquée de toutes pièces. L’artiste joue aussi volontiers sur les trompe-œil lors de ses expositions : régulièrement, elle accroche ses tirages très grand format dans les espaces qui apparaissent sur la pellicule, jouant sur la mise en abîme des cadres dans les cadres et l’extrême symétrie.
3. Le réalisme magique de Jim Naughten : une nature aux airs psychédéliques
Depuis le XIXe siècle, les musées d’histoire naturelle plongent les animaux empaillés dans des reconstitutions de leurs habitats naturels. Composées le plus souvent d’un socle et d’un fond de décor peint en deux dimensions, ces présentations réalistes portent le nom de dioramas, et permettent d’offrir une fenêtre discrète sur la nature. C’est sa passion pour l’histoire naturelle qui a poussé Jim Naughten a détourner les codes du diorama dans ses photographies. Dans sa série Eremozoic (2021), des orangs-outans se balancent dans des forêts psychédéliques et des cerfs parcourent des canyons aux couleurs saturées, dans des mises en scène aux allures de fantasmes fictifs. Les animaux empaillés évoluent dans des décors aux couleurs hallucinés, des feuillages rouges incandescents aux canyons bleus comme l’océan. On se perd dans cette nature fantastique aux allures de film d’animation peuplée de créatures multicolores, qui permet à l’artiste d’explorer les relations complexes qu’entretiennent l’homme et la nature, entre destruction et admiration.
La technique du Britannique de 53 ans mêle en fait peinture numérique et photographie. D’abord, Jim Naughten capture l’image avec son appareil, avant de la recoloriser numériquement. En résultent des images d’un “réalisme magique”, selon les mots de l’artiste, où la frontière entre réalité et imagination s’estompe à travers l’intersection des médiums. Ses couleurs chatoyantes et ses mises en scènes figées d’animaux empaillés questionnent alors la déconnexion progressive des sociétés modernes avec la nature. À Numéro, l’homme confie que ces taxidermies sont, à son sens, ‘des constructions humaines ou des fictions, qui créent une version fictive de la réalité.” Ainsi, Jim Naughten dénonce la distance qui s’est creusée au fil de l’histoire entre le monde des humains et la nature. Cet éloignement progressif entraîne une méconnaissance du milieu naturel, que l’artiste révèle par sa palette de couleurs chimérique. En resserrant le focus sur ces scènes, le photographe force le spectateur à contempler cette nature qu’il pense lointaine et coupée de sa réalité. Il invite l’être humain à reprendre contact et à renouer des liens avec le monde qui l’entoure.
Nick Brandt, « The day may break », jusqu’au 12 mars à la Galerie Polka, Paris 3e.
Karen Knorr est représentée par la Galerie Les Filles du calvaire à Paris.
Jim Naughten est représenté par Grove Square Galleries à Londres, Klompching Gallery à New York et Lux Perpetua Gallery à Mexico.