Serge Lutens : des nuits folles chez Saint Laurent à sa vie de pacha à Marrakech
De ses débuts, dans les années 60, à ses récentes créations, ce grand homme a traversé l’histoire de la mode en véritable artiste passionné de littérature et de traits d’esprit. Photographe, créateur de parfums et de maquillage, le maestro aujourd’hui exilé à Marrakech évoque ici, avec l’humour noir qui le caractérise, son parcours hors du commun qui l’a mené de ses premières collaborations avec Guy Bourdin et Richard Avedon à son partenariat avec Shiseido.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Numéro Homme : Nous sommes ici dans votre maison de Marrakech, que vous destinez à devenir une fondation artistique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Serge Lutens : Cette maison a été mon œuvre pendant quarante ans [Serge Lutens a fait appel aux meilleurs artisans marocains pour concevoir, sous sa direction artistique, un véritable palais labyrinthique célébrant les arts décoratifs du pays]. Je veux qu’elle me survive et qu’elle abrite des résidences d’artiste. Pas question, en revanche, de lui donner mon nom, elle aura un nom marocain. Je ne suis ici qu’un invité très humble et infiniment reconnaissant. Pour l’instant,
je vais encore acheter trois maisons pour la prolonger. C’est un projet qui finira avec ma vie, et je peux vous dire que cela va très vite. Je ne m’en suis pas aperçu avant mes 60 ans, puis tout à coup, une sorte de lucidité m’a frappé. Aujourd’hui je suis dans ma soixante-dix-septième année.
Mais vous avez l’air en pleine forme.
C’est gentil, je vous retourne le compliment. Mais je n’ai aucune espèce d’enthousiasme pour le futur. Avec bientôt huit milliards de personnes sur terre, il n’y aura de la place que pour des petits robots bien dociles qui répondent oui ou non. Il n’existera plus de démocratie telle qu’on l’entend. C’est fini. Je suis sans doute une des personnes les plus pessimistes qui soient. Je pense que tout est foutu, j’attends la mort, ce sera le plus beau jour de ma vie.
Parlons plutôt de l’origine de votre passion pour la beauté, d’où vous vient-elle ?
Je pense que tout se fait très tôt, c’est une question de choix. J’ai commencé à penser de la sorte après avoir lu un entretien entre Sartre et Genet. Dans cette conversation, Genet dit à Sartre, un peu agacé : “Je n’ai pas choisi d’être homosexuel.” Sartre lui répond : “Mais tout est choix.” Et je pense que c’est vrai. Pas comme on l’envisage, bien sûr, on ne décide pas, comme ça, dans l’absolu, d’être homosexuel. Mais tout est la conséquence de quelque chose. Et les options sont limitées : on est le produit d’une relation entre trois personnes, le père, la mère et soi, sur la pointe de la pyramide. On choisit plus ou moins sa position dans ce triangle, et le déséquilibre se crée à partir de ce moment-là. Or, moi, c’était sans hésitation, je ne pouvais choisir que la mère, vous connaissez ma vie, je vous l’ai déjà expliquée. [Serge Lutens est né en 1942 d’une mère adultère, dont il a été séparé à la naissance et qu’il n’a retrouvée qu’à l’âge de 4 ans.] Elle me devenait presque chair. C’est-à-dire qu’elle était tellement proche de moi que je la vivais, cette femme. C’est très semblable à ce qu’a vécu Yves Saint Laurent avec les femmes, une sorte de schizophrénie. C’est quelque chose qui part d’un choix amoureux. La conséquence de ce choix, c’est qu’il vous maintient dans l’enfance. Vous n’en sortez pas.
Avez-vous essayé la psychanalyse ?
J’ai fait sept ans d’analyse, ça s’est terminé de façon cauchemardesque. J’ai appris beaucoup de choses, c’était passionnant, mais avec moi, ça ne pouvait pas marcher. Puis je me suis mis à terriblement écrire, j’essaye de comprendre, de réfléchir à ce qui s’est passé, et d’en faire ma propre histoire. Elle est peut-être inventée, mais on s’invente toujours plus ou moins. J’ai lu le livre La nuit, j’écrirai des soleils de Boris Cyrulnik. À 6 ans, ses parents sont arrêtés par la Gestapo, mais lui s’enfuit. Il n’a pas voulu y réfléchir, dit-il, jusqu’au moment où il a senti le pouvoir des mots, où il a pu écrire cette vie, la transposer par le verbe plutôt que de se laisser submerger par cette vérité monstrueuse : toute sa famille était morte dans un camp de concentration, et lui seul en avait réchappé. Il ne s’agit par de farder les faits, d’en faire quelque chose de ridicule, mais en réfléchissant, tout à coup on se dit : “Mais oui, c’est ça.” Alors on n’est plus une victime. Or je déteste les victimes, elles m’emmerdent. On a l’impression qu’il n’y a plus que cela aujourd’hui sur terre. Je préfère encore les bourreaux. À une époque, ils m’avaient passionné, j’avais commandé chez Galignani tous les livres sur le sujet. Il y avait notamment Sanson, le bourreau de la Révolution, qui ne pouvait plus toucher à la viande dans son assiette tant l’odeur du sang le répugnait.
“On ne peut pas faire plaisir à sept milliards de gens. Il ne faut d’ailleurs pas leur faire plaisir du tout, il faut qu’ils soient punis d’avoir existé, c’est tout. C’est déjà pas mal d’être là, ils ont de la chance qu’on le leur permette. La mode doit être monstrueusement injuste.”
Vous êtes parfumeur, mais vous avez longtemps été photographe. Aviez-vous montré vos images à votre psy ?
Oui, il y tenait. Mais il croyait toujours qu’un jour je sortirais de mes thématiques fétiches. Il était brillant, c’était un ami de Balthus, un homme très fin.
Nous avons évoqué brièvement votre passion pour les femmes. Comment avez-vous approché vos modèles masculins lorsque vous les avez photographiés ?
Si les hommes sont juste des hommes, ils ne m’intéressent pas. Mais s’ils ont hérité d’une sensibilité et d’une intuition féminines, je le découvre tout de suite chez eux. J’ai photographié Gonzague Saint Bris quand il était un jeune homme romantique. Je l’ai fait sur la musique de la mort de Tristan, de Wagner. Werner Schroeter, lui, je l’adore : volontairement décadent, insultant, méprisant. Il portait de fausses pierres précieuses énormes à tous les doigts. Je trouvais ça magnifique. Quelqu’un qui s’oppose, qui joue des codes, mais sans tomber dans quelque chose de trop mode, je n’aime pas ça.
Vous avez pourtant participé à la mode en concevant un temps des bijoux et des accessoires pour des séries du magazine Vogue, photographiées par de grands noms comme Guy Bourdin, Irving Penn ou Richard Avedon.
C’était une époque formidable, on était encore dans un monde où l’excentricité plaisait. À l’époque, Diana Vreeland disait : “Vogue est la réalité d’un mythe.”
Elle disait simplement : “Cela n’existe pas, mais je le montre.” C’était formidable, je trouvais ça très intelligent, car je crois que je n’ai jamais trop aimé les choses
qui existent pour elles-mêmes. Ce qui était beau, c’était ce qui n’existait pas. À l’époque, Vogue et Harper’s Bazaar étaient l’illusion du luxe : si vous travailliez pour ces journaux, vous ne gagniez pas un sou, mais on venait vous chercher en voiture, il y avait de magnifiques buffets avec des serveurs en gants blancs, de grandes tables couvertes d’accessoires. Donc cela donnait une impression de luxe incroyable. Quand vous sortiez d’un milieu comme le mien, misérable, ennuyeux, vous vous disiez : “Enfin, je suis au paradis.” Des gens se voulant un peu barrés… alors qu’ils ne l’étaient pas du tout. Se voulant un peu excentriques. Je me souviens d’une rédactrice de mode qui remplissait sa bouche d’épingles, elle ressemblait à une verrue hérissée de poils ou à un cactus géant. Quand elle allait épingler le vêtement, on voyait bien qu’elle voulait imiter quelque chose qu’elle avait vu, et qu’elle avait aimé. C’était sûrement une sorte d’imitation de Gabrielle Chanel prise de passion, essayant de rétrécir à tout prix l’épaule d’une veste. Car la construction d’un tailleur Chanel, c’est magnifique, il n’y a pas d’épaulettes, c’est pris par derrière, l’emmanchure se fait très haut. C’est pour ça que tous les faux tailleurs Chanel sont ridicules.
“Ce que j’avais vécu était si parfait, je ne voulais pas ensuite me retrouver dans une sorte de maison de retraite animée. Je suis donc passé de l’alcool à flots à l’eau et aux yaourts 0 %. J’étais moi-même devenu 0 %, je ne mangeais plus rien, je ne voulais plus rien toucher.”
Lorsque vous vous êtes lancé dans l’univers de la beauté, avez-vous eu le sentiment de le faire en tant qu’artiste, et de devoir lutter contre les critères et les habitudes de cette industrie ?
Oui, j’étais contre tout. Il fallait que cette femme dise quelque chose. Je n’ai jamais utilisé les couleurs de Dior, par exemple, à l’époque où je travaillais pour Dior. Quand je mettais du jaune, c’était le jaune qui sortait du laboratoire. Je me foutais des allergies… d’ailleurs on n’en parlait pas à l’époque. Si la fille se trouvait belle, cela me faisait plaisir, c’était un plaisir partagé. Et c’était encore une insolence. Une sorte de réponse à la société, à son agression : vous m’agressez, je vous agresse. Mais c’était toujours beau, je ne sais pas faire autrement, c’est obsessionnel. La beauté des visages ne m’intéresse que si elle est particulière. À l’époque, je travaillais beaucoup avec Guy Bourdin, qui m’agaçait prodigieusement. Il prenait un air sénile avec les rédactrices, il parlait du nez. [En prenant
une voix nasale et très monocorde] : “Vous comprenez, Françoise, c’est un petit peu difficile, mais peut-être qu’on pourrait lui faire un rhume. On lui mettrait un diamant et elle aurait le nez qui coule.” J’étais arrivé dans ce milieu en me disant que j’allais trouver le rêve de ma vie. Pour moi, les rédactrices étaient des nonnes, j’entrais dans un couvent qui s’appelait “la mode”. Ce qui me plaisait, c’était cette distance que la haute couture avait prise avec le monde. Il était interdit de photographier les modèles, sauf autorisation du couturier. C’était un monde clos. Il y avait un mystère et chaque couturier définissait sa beauté, ainsi que la démarche des mannequins : chez Balenciaga, il fallait laisser tomber le poids du buste sur les hanches, donner une impression de lassitude ou de courbature monstrueusement élégante. Cela ressemblait à l’attitude d’une femme espagnole brisée, mais très courageuse. C’était sublime. Assister à un défilé de Balenciaga, c’était comme assister à une messe. On ne venait pas voir des vêtements, mais un sacrifice. Je me souviens d’une robe de chambre en bure, un truc de moine, que portait une fille immense et mince, comme il se doit. Arrivée au bout de son parcours, elle ouvre la robe de chambre : elle était entièrement doublée de léopard. Il faut, pour faire cela, une telle connaissance du frisson, de ce qui peut se passer dans le corps d’une personne qui assiste à cette scène. C’est tellement insolent, tellement injuste, car tout ce qui est beau est injuste, évidemment. On ne peut pas faire plaisir à sept milliards de personnes, c’est indécent.
Dans notre époque qui met l’accent sur l’éthique, avez-vous le sentiment que nous avons perdu la notion du sublime ?
Oui, c’est une catastrophe. Comme je vous le disais, on ne peut pas faire plaisir à sept milliards de gens. Il ne faut d’ailleurs pas leur faire plaisir du tout, il faut qu’ils soient punis d’avoir existé, c’est tout. C’est déjà pas mal d’être là, ils ont de la chance qu’on le leur permette. La mode doit être monstrueusement injuste. [Rires.] C’est de la provocation et de l’agression, vous l’aurez bien compris.