Qui est Shomei Tomatsu, pionnier de la photographie japonaise contemporaine ?
“La photographie, c’est un haiku”, disait Shomei Tomatsu, qui consacra sa vie à capturer la mémoire fragmentée d’un Japon détruit par la Seconde Guerre mondiale et longtemps dominé par l’occupation militaire américaine. La Maison européenne de la photographie présentera prochainement l’exposition que le Japonais avait, peu avant sa mort, conçue avec son disciple Daido Moriyama.
Par Patrick Remy.
Les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki eurent lieu les 6 et 9 août 1945. À Hiroshima (340 000 ha-bitants) se trouvaient le quartier général de la 5e division de l’armée et le centre de commandement du général Shunroku Hata. La ville de Nagasaki (195000 habitants) fut choisie au dernier moment par le gouvernement américain pour remplacer la cité historique de Kyoto. Après le rejet des conditions de l’ultimatum de la conférence de Potsdam, les États-Unis voulaient ainsi imposer au Japon sa reddition sans condition, l’éviction de l’empereur Hirohito et l’adoption d’un régime politique démocratique. Ils voulaient aussi tester, grandeur nature, les deux bombes au plutonium et à l’uranium, afin de montrer aux autres pays, en particulier à l’URSS, leur supériorité de feu décisive.
Le nombre de décès dus aux explosions et à la tempête de feu qui s’ensuivit est difficile à déterminer. On parle de plus de 200 000 morts, sans compter les cas ultérieurs de cancers et autres effets secondaires. “Nagasaki fut démantelée en un instant… Quand on regarde cette ville aujourd’hui, il est difficile d’imaginer une terre détruite et atomisée. Mais je vois ces ruines – le paysage originel du Nagasaki d’après-guerre, dans les profondeurs de la cité ranimée…” Pendant des années, le photographe Shomei Tomatsu documente ce massacre, en captant les corps, les objets du quotidien… Il publie avec son collègue star Ken Domon, Hiroshima-Nagasaki Document 1961, puis, en 1966, son propre ouvrage, 11.02 Nagasaki, qui débute par des gros plans d’objets endommagés par l’explosion : une montre arrêtée à 11 heures 02 – l’heure de la déflagration –, une statue décapitée, des visages humains fondus, plus de vingt ans après, une bouteille de bière déformée – la fusion du verre incarnant tous les corps anéantis dans le blast… Il abandonne là l’écriture journalistique littérale de l’époque au profit de l’allusion, de la métaphore, qui exprime avec la plus grande précision le dilemme du Japon de l’après-guerre.
Né en janvier 1930 à Nagoya, à 900 kilomètres de Nagasaki, Shomei Tomatsu est un enfant de la Seconde Guerre mondiale. Durant ses études à l’université d’Économie d’Aichi, il prend ses premières photos en empruntant l’appareil de son frère. Diplômé, il part à Tokyo travailler chez un éditeur. En 1959, il fonde, avec Kikuji Kawada, Ikko Narahara, Eikoh Hosoe et quelques autres, le collectif Vivo. Cette agence, dont la durée de vie n’excédera pas deux années, regroupe les photographes du moment, qui partagent une chambre noire dans le quartier de Ginza. Dans l’“appartement 43” – tel est le nom de leur bureau –, ils passent leur temps à boire, regarder des combats de sumo à la télévision, éditer leurs travaux, théoriser sur la photographie…
Daido Moriyama, à l’époque photographe débutant, est le stagiaire d’Eikoh Hosoe. Il témoignera plus tard: “Eikoh Hosoe était souvent occupé par des réunions de travail et courait d’une maison d’édition à l’autre. Je n’avais donc rien à faire, je restais tranquille dans l’ap- partement 43, je faisais le standardiste. Dans ces moments-là, il arrivait que Shomei Tomatsu débarque avec nonchalance au bureau. C’était pour moi une énigme absolue: où habitait-il? Vivait-il seul? Quand prenait-il des photos ? Avait-il ou non de l’argent ? Était-il drôle ? Hormis son regard perçant, son sourire affectueux, sa voix grave et sa belle prestance, j’ignorais tout de lui. C’était un photographe mystérieux […]. Il apportait son jeu de cartes hanafuda au bureau. Et sachant que je m’y connaissais plus ou moins, il me pressait tout le temps de jouer avec lui. Il m’extorquait sans pitié le peu d’argent que j’avais. Parfois, et c’était ennuyeux aussi, ce dieu vivant de la photographie descendait de l’Olympe et se lançait dans des conversations grivoises aux descriptions particulièrement réalistes… Mais j’ai toujours été fasciné par les révélations qu’il assénait, même si elles étaient très rares: ‘Tu sais, la photographie est un art de la sélection.’ Ou: ‘La photographie, c’est un haïku.’”
Son travail devient un réel engagement politique, une lutte contre l’américanisation, la “Cocalisation” qui envahit le Japon, avec ses immenses bases militaires et tout ce que tout cela implique : la perte d’identité, la prostitution, la violence, la drogue… C’est une nation vaincue, ruinée par la guerre, comptabilisant deux millions de soldats et un million de civils tués, 10 millions de sans-abri, 68 villes bombardées, subissant la famine… Tomatsu voyage à travers l’archipel, visitant tous les endroits où des bases américaines se sont installées : Yokosuka, Sasebo, Iwakuni, Chitose… et l’île d’Okinawa d’où s’envolent les bombardiers B-52 pour attaquer le Viêt Nam. “Je suis obsédé par les ‘occupations’. L’Amérique pèse lourdement sur mon esprit. Mon destin était de rencontrer ce pays invisible, cette nation étrangère qui a concrètement fait son apparition sous les traits d’une armée. Je ne peux pas détourner mon regard de l’occupation militaire des Américains.”
Ses travaux seront surtout édités – à l’époque, les photographes publiaient des portfolios dans les très nombreux magazines mais exposaient plus rarement. Il publie Okinawa, Okinawa, Okinawa (1969), dont la couverture, sans concession, montre le tir d’un missile. Ce livre est un voyage dans un univers éloigné du Japon, une petite Amérique remplie de prostituées. Après six mois au Viêt Nam, les soldats américains avaient en effet droit à une semaine de plaisirs à Okinawa. Ce livre est un reportage de l’urgence, aux textes courts et factuels (la plupart des photographes japonais ont toujours écrit sur leurs travaux, certains ayant un réel talent d’écriture). S’ensuit la publication de Oh! Shinjuku (1969), sur le fameux quartier de Tokyo. “Shinjuku est la jeunesse, Shinjuku est underground, Shinjuku arrive, Shinjuku est branché, Shinjuku est sexe, Shinjuku est le berceau de la civilisation, Shinjuku est le crime, Shinjuku est le ‘maintenant’ des années 60 et l’aube des années 70, un violent coup de vent va te priver de liberté… Oh Shinjuku !”, s’exclame Tomatsu dans l’introduction du livre. Le sexe, la drogue, l’occupation américaine, la guerre du Viêt Nam (les stocks de napalm, cette essence gélifiée utilisée dans la fabrication des bombes, transitaient par le Japon), la contestation des étudiants contre le régime politique – Tomatsu est le témoin des émeutes du 21 octobre 1968 dans le quartier tokyoïte… Cet ouvrage radical montre le sexe tel qu’il y est pratiqué : une entreprise sans espoir, un commerce capitaliste… Chose nouvelle, au milieu des photos très noires des bars, des chambres et des boîtes à strip-tease de ce quartier chaud – auquel Nobuyoshi Araki et Moriyama consacreront également plusieurs ouvrages –, Tomatsu n’hésite pas à projeter des images sur des corps nus de femmes.
Plus tard, dans The Pencil of the Sun (1975), ses luttes politiques revêtent une autre forme, moins radicale. Une première partie en noir et blanc prise au format 24 x 36 mm nous promène dans le Japon des traditions, dont les valeurs ancestrales s’effacent en faveur du royaume “dollar/Coca”. Dans une seconde partie, composée d’images en couleur et au format carré, Tomatsu, qui a entrepris un long voyage en Asie du Sud-Est (Taïwan, Thaïlande, Philippines, Viêt Nam, Malaisie, Indonésie), part à la recherche des connexions culturelles entre ces pays et le Japon.
Les photos de Tomatsu sont directes. Peu de sentiments : il va droit au but. Toute l’histoire est dans le format de l’image. Il repousse les limites que la vérité impose au documentaire social, avec des images réalistes et souvent choc. La démarche littérale du documentaire ne permet pas de montrer les tensions et les paradoxes de la société nippone. Tomatsu ne diverge jamais de son point de vue : photographier avec l’intention de voir (“photographing with the intention to see”). C’est un travail chargé de symboles : des gros plans sans concession sur des G.I., frôlant parfois la caricature, des natures mortes, des images floues et lointaines des B-52, ces grands oiseaux de la mort qui ponctuent son œuvre.
“Ce que voit le photographe bouge constamment, mais son regard ne change jamais. Il n’est comme pas comme un médecin qui soigne, un avocat qui défend, un intellectuel qui analyse, un prêtre qui offre un soutien moral, un conteur qui divertit, un chanteur qui enivre. Il ne fait que regarder. C’est tout. Tout ce que je peux faire. Par conséquent, un photographe doit observer tout le temps. Il doit faire face à l’objet et tout son corps de devenir un œil. Un photographe, c’est quelqu’un qui mise tout sur son regard. Voilà ce qu’est un photographe.” Dans l’une de ses dernières séries, Plastics (1987-1989), on voit poindre, derrière l’esthétisme des déchets de plastique photographiés sur le sable noir volcanique des plages de la mer du Japon, outre un hommage à Edward Weston, un discours écologique précurseur. À la fin de sa vie, il continue à photographier Okinawa, publiant un nouveau livre, Camp Okinawa (2010), avec comme accroche : “L’Étrange Réalité sans fin de l’occupation”. Il décède le 14 décembre 2012, à 82 ans. L’exposition conçue par Daido Moriyama avec l’artiste peu avant sa mort n’avait pas encore vu le jour. Moriyama la réactive prochainement à la Maison européenne de la photographie (MEP), avec l’aide de la veuve de Tomatsu. Un hommage du stagiaire-standardiste de l’agence Vivo à son maître… Il lui avait avoué, quand ils étaient devenus proches, qu’il revenait la nuit clandestinement dans le fameux appartement 43 regarder et étudier attentivement ses planches-contacts…