Qui est Lisa Lyon, muse de Mapplethorpe et pionnière de la performance ?
Disparu l’an dernier, le célèbre modèle Lisa Lyon connut une grande renommée dans les années 70 et 80. Celle qui posa pour Robert Mapplethorpe, Helmut Newton ou encore Andy Warhol fut aussi une pionnière du culturisme qui décida de faire de son corps, sculpté par la pratique intensive de l’haltérophilie, l’instrument d’une forme d’art.
Par Éric Troncy.
Lisa Lyon, bodybuildeuse et muse d’Helmut Newton et Andy Warhol
Elle se consacra au bodybuilding en 1977, après avoir rencontré Arnold Schwarzenegger, et fit de son corps l’instrument d’une forme d’expression pour laquelle elle revendiqua le statut d’œuvre d’art. Mannequin, actrice, modèle pour Helmut Newton (elle est l’une des quatre Big Nudes) ou Andy Warhol, son physique patiemment façonné fut aussi mis en scène dans plus de deux cents photographies du photographe américain Robert Mapplethorpe, et inspira également le sculpteur britannique Barry Flanagan. Si elle fit des études d’art, elle se destinait plutôt à l’illustration médicale. Mais les choses prirent finalement une tournure différente, et Lisa Lyon, première championne d’haltérophilie, inventa peut-être une étrange forme d’art dont son corps fut l’instrument.
Elle est née en 1953 à Los Angeles, où elle a grandi. Fille d’un chirurgien et d’une décoratrice d’intérieur, elle vécut péniblement ses premières années. “Mon enfance fut sombre, vraiment très sombre, et mes parents étaient incapables d’imaginer à quel point. Je n’ai jamais aimé les films d’horreur parce que je me faisais les miens”, écrira-t-elle plus tard, se souvenant des cauchemars qui l’assaillaient chaque nuit. “J’avais mis au point un ensemble de rituels pour essayer de tenir mes peurs à distance. Cela avait un rapport avec les chiffres, compter, toucher les choses… Je cherchais un équilibre, je me levais la nuit pour accomplir ces rites en courant trois fois dans la maison dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.”
Elle fit confiance à la petite voix intérieure qui lui disait : “Quand tu auras 12 ans, tout cela sera sous contrôle. C’est juste un mauvais moment à passer.” Elle suivit des cours d’anthropologie à l’université de Californie, où elle étudia aussi le ballet, le flamenco et la danse jazz, puis découvrit l’art et le kendo, une forme d’escrime au sabre pratiquée autrefois par les samouraïs. Au club de kendo de l’université, où elle était la seule femme, elle fit une expérience singulière : “C’était la première fois que je n’étais pas traitée comme une femme et comme un être faible.”
Dans les années 50, vous aviez des femmes comme Marilyn Monroe, qui n’étaient que des objets sexuels. Dans les années 60, vous aviez Twiggy, qui inaugura le style famélique, androgyne. Dans les années 70, vous aviez Farrah [Fawcett]. Maintenant, au cœur des années 80, ce qui compte c’est d’avoir un corps en bonne santé.”- Lisa Lyon (1981)
Elle sentit, cependant, qu’elle n’avait pas la force physique suffisante pour se confronter à ses collègues masculins, et entreprit de se muscler en se consacrant à l’haltérophilie. Cette discipline était restée marginale et confidentielle jusqu’à la diffusion, en 1977, du film Pumping Iron [Arnold le magnifique], qui documente la préparation de culturistes pour le concours de Mr. Univers et Mr. Olympia en 1975, dans lequel figure Arnold Schwarzenegger. Le 16 juin 1979, Lisa Lyon participa au premier championnat du monde féminin professionnel organisé par la Fédération internationale de bodybuilding et de fitness à Los Angeles, pour lequel elle avait vu une publicité, et remporta la compétition, devenant ainsi la première championne de cette discipline encore peu fréquentée par les femmes – deux années avant que Jane Fonda ne publie son Jane Fonda’s Workout Book.
Elle devint un phénomène médiatique, le magazine Playboy lui proposa d’apparaître en couverture, ce qu’elle accepta avec une idée précise : “Il va de soi que je n’avais pas besoin d’une photo de plus dans Muscle Magazine. Ce sont les lecteurs de Playboy qui avaient besoin d’être éduqués à ce qu’est la féminité. […] Dans les années 50, vous aviez des femmes comme Marilyn Monroe, qui n’étaient que des objets sexuels. Dans les années 60, vous aviez Twiggy, qui inaugura le style famélique, androgyne. Dans les années 70, vous aviez Farrah [Fawcett]. Maintenant, au cœur des années 80, ce qui compte c’est d’avoir un corps en bonne santé. Les femmes façonnent leur corps sans sacrifier la beauté ou la féminité. Ce mois-ci, Vogue est entièrement dédié à la beauté du corps actif. Il y est question du poids idéal pour être en bonne santé – et pas de minceur. Je pense que je représente une vraie tendance. Je n’ai pas participé à un énième sujet vain et insignifiant du genre : ‘Mesdames, vous voulez être en forme pour l’été ?’ Ça, on n’en peut plus”, confia-t-elle au Washington Post en 1981. Lorsqu’elle fut de nouveau conviée par la Fédération de bodybuilding à participer au championnat l’année suivante, elle déclina l’invitation, déclarant se considérer moins comme une athlète que comme une artiste performeuse.
Robert Mapplethorme la photographia plus de 200 fois
C’est peu après avoir gagné la compétition qui la rendit célèbre que Lisa Lyon rencontra, à une soirée dans un loft de SoHo, le photographe Robert Mapplethorpe. Lui qui avait affirmé : “photographier la femme n’est pas une expérience qui m’attire”, fut fasciné par le corps de Lisa Lyon : il fit d’elle, deux années durant, plus de deux cents photographies – elle est le sujet qu’il a le plus photographié.
Six d’entre elles parurent dans la revue d’art d’avant-garde Artforum en 1980, d’autres furent exposées à la Documenta 7, et un ensemble important fut réuni dans le livre Lady Lisa Lyon qu’il publia en même temps que son exposition Lady, Photographs of Lisa Lyon, qui eut lieu à la galerie de Leo Castelli à New York. “Séance après séance, Lisa a posé en mariée, en femme forte, en poupée, en fille de joie, en baigneuse, en cycliste, en sportive et en androgyne, en femme-grenouille, en personnage d’argile, en danseuse de flamenco, en médium spirite, en archétype de la chasseresse, en artiste de cirque, en femme-serpent, en femme du monde, en jeune chrétienne et en femme perverse. Le photographe et son modèle se sont ligués pour faire le récit de leurs mutiples obsessions. Leur glorification du corps est un acte militant, un défi envers le nihilisme et l’abstraction, une réécriture du mouvement moderne à l’envers”, analyse Bruce Chatwin dans l’introduction du livre.
Dans le court texte qui accompagne les images publiées dans Artforum, Lisa Lyon explique, une fois encore, qu’elle se définit davantage comme une artiste conceptuelle que comme une bodybuildeuse. “J’aimerais être un moteur de changement social et la représentante de nouvelles formes artistiques”, déclara-t-elle ailleurs.
Lisa Lyon, une pionnière du culturisme et de la performance dans les États-Unis des années 70
Si l’Américaine n’est pas restée dans l’histoire – pour l’heure – en tant qu’artiste, cette déclaration étonnante trouve toutefois des résonances dans certaines œuvres passées à la postérité. En 1970, l’artiste américain Tom Marioni fit ainsi de l’acte de boire une bière avec un ami une expérience artistique (The Act of Drinking Beer with Friends Is the Highest Form of Art) et, dès 1969, les Anglais Gilbert & George se déclaraient, quant à eux, “sculptures vivantes”. Dans le contexte du développement de la performance aux États-Unis dans les années 70, l’affirmation de Lisa Lyon semble, finalement, presque naturelle, et nous encourage à prendre très au sérieux sa revendication artistique.
Celle-ci se heurte à tout un tas de conventions que le temps a sédimentées : comment considérer comme “œuvre” la participation de Lisa Lyon aux photographies de Mapplethorpe ? Le nom de Lyon ne figure pas dans la liste des artistes ayant participé à Documenta 7, parce que c’est celui du photographe qui y figure. Mais peut-être faut-il dépasser ces conventions…
En convoquant l’esprit qui animait les artistes des années 70, et en observant aujourd’hui que les frontières entre les arts ont été sérieusement brouillées, on peut accepter l’idée que Lisa Lyon posait les bases d’une forme d’art sans destin commercial – quelque chose qu’on peut aujourd’hui regarder avec frayeur ou fascination.
Dans le récent article qu’elle consacre à l’Américaine dans le Gagosian Quarterly, Fiona Duncan invite à réfléchir dans cette direction, affirmant notamment que les “performances” de Lisa Lyon n’ont pas été documentées : “La peintre Nancy Reese se souvient d’avoir vu une performance dans laquelle Lyon se produisait nue et recouverte de graphite, qui eut lieu aux alentours de 1979-1980 à Venice, en Californie : ‘Comme décor de scène, elle utilisait des pierres et du sable semblables à ceux qu’on trouve dans les jardins des temples de Kyoto. Le public était captivé, hypnotisé, tandis que, lentement et avec une grande puissance, elle se déplaçait autour de la petite scène en prenant diverses poses archaïques. On aurait dit une sorte de version zen de la danse de Nijinski dans L’Après-midi d’un faune. Je ne sais plus s’il y avait de la musique ou un silence total. Je me souviens aujourd’hui de cette performance davantage comme d’un rêve que comme d’un événement qui a réellement existé.”
Mais peut-être n’avons-nous pas besoin de ces pièces à conviction pour entrer dans la logique de Lisa Lyon. Lorsqu’elle mourut l’an dernier, âgée de 70 ans, le chanteur français Bernard Lavilliers, dont elle fut brièvement l’épouse entre 1982 et 1983, le rappela une fois encore : “Pour elle, le culturisme tenait de la performance.”