13 jan 2020

Plongée dans le théâtre fantastique de Tim Walker

Pour sa plus grande rétrospective à ce jour –présentée jusqu’au 8 mars au Victoria and Albert Museum, à Londres – l’illustre photographe de mode britannique Tim Walker a lui-même orchestré la présentation de son travail, appuyé par une scénographie épatante. Retour sur un fantastique voyage au cœur de l'œuvre de ce maître de l'image, rythmé par ses célèbres mises en scène oniriques, gourmandes voire érotiques, mais également dix séries inédites inspirées par des artefacts issus de la vaste collection du musée.

Un regard personnel sur une œuvre prolifique

 

Moquette au sol, musique douce et lumière multicolore éclairant le mur : nous voici sur le seuil de l’exposition Wonderful Things, dont le titre flotte en lettres gonflées et translucides au-dessus de l’entrée. Dès l'entrée dans ce sas immersif, le ton de la visite est donné, celui d’une véritable plongée dans les rêveries du photographe britannique Tim Walker. Comme dans un journal intime, ce dernier y jalonnera chaque espace de ses propres notes où il emploie volontiers le “je” pour décrire ses œuvres, mais aussi partager son ressenti, ses souvenirs et son regard sur le monde. Dans la première salle, fascinante synthèse de sa pratique, l’artiste commence par revisiter des fragments son enfance dans lesquels s’enracinent ses débuts dans la photographie. Ses premières images, réalisées dans le jardin de ses grands-parents, esquissent déjà ce qui deviendra un décor récurrent de ses séries : les espaces verts, théâtres majeurs de ses fantasmes et de ses fictions, seront plus tard sublimés pour devenir de véritables édens.

 

 

De Björk à Timothée Chalamet, la singularité du regard de Tim Walker a séduit des personnalités des plus prestigieuses.

 

 

Mais une fable réussie ne saurait être relatée sans les bons protagonistes, et le conteur Tim Walker ne déroge pas à la règle. Au fil de ses images oniriques, on identifie très rapidement ses muses favorites : l’actrice Tilda Swinton et les mannequins Kate Moss et Kristen McMenamy mais également le chorégraphe Lindsay Kemp et l’artiste Grayson Perry – deux figures britanniques fantasques transgressant les genres, se montrant chaque fois prêts à se réincarner en vue de s’intégrer au mieux aux mises en scène du photographe. Au-delà de ces modèles protéiformes, la singularité du regard de Tim Walker a également séduit des personnalités des plus prestigieuses, dont l’exposition rassemble quelques récents portraits : alors que la chanteuse Björk se métamorphose en nymphe florale, Willem Dafoe s’efface derrière une nuée de fumée de cigarette, Cate Blanchett s’incarne en Mozart futuriste au féminin, la tête coiffée d’une perruque XVIIe siècle et encerclée d’un casque de cosmonaute, et le danseur Michael Clark apparaît de moitié, l’autre partie de son corps intégralement peinte en noir. Assistant de Richard Avedon dans les années 1990, Tim Walker a définitivement hérité de ce maître de la photographie de mode son art du portrait, qu’il a su depuis s’approprier en y injectant sa propre signature. 

Un goût prononcé pour l’expérimentation

 

Derrière cette première salle, le passage d’un rideau de latex rose nous ouvre la porte d’un espace feutré aux allures de boudoir. Baptisé “Chapel of nudes”(“La chapelle des nus”), celui-ci dévoile tout un pan de l’œuvre de Tim Walker où nudité et sexualité s’exaltent sans tabous. Dans ce cabinet de curiosités teinté d’érotisme, des clichés petit format mettent en scène une Kate Moss plus sensuelle que jamais, une Beth Ditto peinte en rose dans le plus simple appareil ou encore le mannequin Melanie Gaydos – atteinte d'une maladie génétique – dans des photographies directement inspirées par l’univers de Jérôme Bosch. À leurs côtés, une autre série percutante réalisée pour le magazine Humanity en 2017 fait directement référence à Francis Bacon : comme dans les célèbres toiles du peintre britannique où les corps se tordent et se liquéfient, les modèles de Tim Walker sont déformés et grossis à l’image, installés dans des espaces confinés et anxiogènes où l’on distingue parfois quelques tranches de viande crue. Face à ces portraits où triomphent le corps et l’étrangeté, le visiteur devient voyeur, renvoyé à sa pulsion scopique et mû malgré lui par une insatiable curiosité visuelle.

 

 

Comme une extension de l‘œil de Tim Walker, l’appareil photo vibre au rythme de ses émotions.

 

 

Selon Tim Walker, “l’appareil photo est un état d’esprit” avant tout – une citation écrite dans l’un des textes de l’exposition qui synthétise le caractère fondamentalement expérimental de sa pratique. Comme une extension de ses yeux, l’outil du photographe vibre ainsi au rythme de ses émotions, ses humeurs mais aussi de son imaginaire, suspendant les images qu’il produit dans un monde visuel où se dissout la frontière entre la réalité objective et la subjectivité du regard. D‘une série à l'autre, Tim Walker joue avec notre perception classique et notre œil habitué à la photographie de mode en les subvertissant par ses habiles altérations. Pour W Magazine, en 2018, il habille par exemple ses modèles des célèbres doudounes intégrales Moncler : ceux-ci semblent alors flotter dans l’espace tels des cosmonautes aux corps distordus par la focale et le fish-eye. Dans cette même série, l’artiste superpose également des filtres colorés et des vitres brisées à ses prises de vues, qu’il re-photographie ensuite. Intégré à l’intérieur même de l’image, l’effet crée alors un saisissant trompe-l’œil qui souligne l’aspect futuriste de leur décor.

 

Plus loin, on découvre un espace sombre qui recrée en trois dimensions le décor qu’il avait installé pour le magazine Vogue Italia un an plus tôt. Dans ce conte nocturne habité par les dragons de Chine et semblant tout droit sorti d’un rêve, les personnages apparaissent diffus, presque spectraux, grâce aux effets de flou provoqués lors des prises de vue. Réveillées par des impacts de couleurs saturées, voire phosphorescentes pour certaines, ces images sombres ne sont pas pas sans rappeler les profondeurs sous-marines des abysses et leurs lumières surréelles. 

V&A, “Tim Walker : Wonderful Things” Exhibition. Installation view : ‘Lil’ Dragon’ Section 2 © Victoria and Albert Museum, London

Du photographe au commissaire d’exposition

 

 

En atteste cette précédente installation, l’exposition Wonderful Things fait la part belle à une mise en scène exceptionnelle orchestrée avec brio par Tim Walker et la scénographe Shona Heath, qui travaille à ses côtés sur bon nombre de ses séries. À l’image de l’attention au détail dont témoignent ses images – allant du décor au stylisme en passant par la lumière et le maquillage –, le photographe définit pour chaque salle une “section” particulière, autant de chapitres et d’ambiances différentes qui constituent ensemble le vaste recueil de son œuvre. Si quelques films mettent les images du photographe en action, la salle intitulée Box of Delights, par exemple, invite dans une boîte rose tapissée d’un papier-peint fleuri : au cœur de cette maison de poupée grandeur nature apparaissent les photographies de sa série éponyme, où le mannequin James Spencer apparaît vêtu de tenues extravagantes dans ce qui ressemble à une serre remplie d’une flore fantastique. 

 

 

Si l’exposition revient sur son œuvre prolifique, elle est également l’occasion de dévoiler dix séries inédites.

 

 

Non content d’être seulement le sujet de cette rétrospective, Tim Walker s’en fait le directeur artistique global avec un projet exclusif qui met en exergue les richesses des collections du musées. Car si l’exposition revient sur son œuvre prolifique, elle est également l’occasion de dévoiler dix séries inédites, prenant directement pour origine des objets et des œuvres appartenant au V&A. Pour le photographe, tout y devient une potentielle source d’inspiration : des vitraux médiévaux à la feuille d’Adam en plâtre qui choquait jadis la reine Victoria, supposée avoir été sculptée pour le David de Michelange, jusqu’aux enveloppes et aux housses qui protègent les œuvres rarissimes, à l’instar d’une robe créée par Alexander McQueen en 2009. On retiendra également sa série Pen & Ink, entièrement inspirée par les dessins de l’illustrateur britannique Aubrey Beardsley, qui retranscrivent l’esthétique épurée de ses compositions graphiques en noir et blanc et les lignes courbes et arabesques de ses silhouettes, caractéristiques du mouvement Art nouveau. Quant à la tapisserie de Bayeux, œuvre phare du début du Moyen-âge, elle incite Tim Walker à créer une photographie monumentale de 65 mètres de long. Tous sublimés et modernisés par l’approche du Britannique, les artefacts choisis dans les collections se voient donc affranchis des hiérarchies entre les arts.

Une spectaculaire autobiographie

 

Comme tout bon épilogue, l’exposition se termine avec un portrait réalisé par Charles Thurston Thompson, premier photographe à travailler au V&A, à une époque où ce médium était loin d’être considéré comme un art à part entière. Ici, sa présence sonne comme l'hommage d'un contemporain à son prédécesseur. Non loin de là, un immense livre ouvert vient alors clore pour de bon cette aventure féérique dans l'univers de Tim Walker, où il apparaît lui-même en train de d’immortaliser l'un de ses modèles. Car au-delà d’une simple monographie, l’exposition Wonderful Things déploie une spectaculaire autobiographie de l'artiste, imprégnée dans son essence par son esprit et sa créativité. 

 

“As you tour your imagination, you want to photograph what you are seing…” (“Pendant que vous parcourez votre imagination, vous avez envie de photographier ce que vous voyez…”), déclarait le photographe britannique. En passant par l'iconographie de mode – domaine de l’éphémère par excellence – pour créer des figures intemporelles, inscrites pour toujours dans son imaginaire fantastique, Tim Walker dissémine ainsi au Victoria & Albert une véritable poétique de l’émerveillement dont le charme opère, sans hésitation.

 

Tim Walker : Wonderful Things, jusqu’au 8 mars au Victoria & Albert Museum, Londres.