6 juin 2019

Le photographe Yoriyas met Casablanca à nu

Lauréat du prix des Amis de l’Institut du Monde Arabe pour la création contemporaine en 2019, exposé à la Fondation d'entreprise Hermès l'an passé, Yassine Alaoui Ismaili (alias Yoriyas) a consacré la majorité de son travail à une seule et même ville: Casablanca. Débutée en 2014, après une brillante carrière de breakdancer, sa série “Casablanca: not the movie” porte un regard spontané, gymnastique et onirique sur la capitale économique (méconnue) du Maroc. Rencontre.

Entre ville rancie du tiers-monde et haut lieu de l’âge d’or hollywoodien, Casablanca (maison blanche en espagnol) est une cité difficilement classable. Ville côtière et centrale, laboratoire des jeunes architectes français dès les débuts du protectorat (1912 – 1956), ses immeubles en béton armé à l’esthétique mi-haussmannienne mi-orientale sont aujourd’hui délabrés, noircis par les traces du temps. Pourtant, sa décadence n’entache en rien l’idéalisation dont elle fait l’objet : cristallisée à l’écran par le réalisateur Michael Curtiz en 1947, Casablanca évoque aux yeux des spectateurs le Rick’s Café Américain — truffé de stéréotypes orientalistes — et les décors épicés de rues pittoresques. En somme, une image de pure fiction façonnée par les mains d’une industrie cinématographique triomphante et peu scrupuleuse. 

 

Yoriyas a frayé une toute autre voie à cette ville captive de sa propre histoire. Né à Khouribga (dans le centre continental du Maroc) en 1984, ce photographe marocain refuse que l’on se cantonne à une vision tronquée de la ville dont il va devenir le diplomate artistique. D’autant que l’impériale Marrakech conserve son statut de cité refuge pour la création marocaine. Lorsque le photographe s’établit à Casablanca au cours de son adolescence, il redécouvre, yeux béants, une ville brûlante de près de trois millions d’habitants où la rue règne en maître. Si, depuis sa tendre enfance, cette mégalopole qui s’éveille au rythme des pas de danses, des pugilats et des courses d’enfants l’émerveille, c’est également à cause des visions de rêve qu'elle recèle. Quelques années plus tard, elle fait naître en lui une vocation : la photographie.

Numéro : Racontez-nous votre parcours ?

 

Yoriyas : Je n’aurais jamais cru devenir photographe… J’ai suivi des études scientifiques en étant surtout passionné par les échecs et la danse hip-hop. Dans les rues de Casablanca, j’ai peu à peu succombé à cette culture “street” qui m’a mené vers la breakdance. J’ai donc fondé Lhiba Kingzoo avec des amis, ma propre troupe de danse. N’ayant plus de temps pour les mathématiques, je me suis réorienté vers l’art graphique en pensant que je fournirai moins d’efforts [rires]. 

 

Vous poursuiviez la danse ?

 

Ma troupe a été sacrée première d’Afrique et du monde arabe. La danse a pris encore plus d’envergure dans ma vie jusqu’à empiéter sur le domaine professionnel. Finalement j’ai choisi la danse. J’ai participé à des concours internationaux de breakdance, au Brésil, en Afrique du Sud ou en Autriche jusqu’en 2013… je me suis blessé au genou. Depuis Stockholm, j’ai dû retourner à Casablanca. Impossible de danser pendant près d’un an. Il fallait que je trouve autre chose pour me divertir.

 

C’est à ce moment que vous avez découvert la photographie…

 

Lors de chaque voyage, je dégainais mon petit appareil photo et l’utilisais comme un GPS. J’ai une très mauvaise mémoire topographique donc je prenais en photo chaque coin de rue pour retrouver mon chemin plus tard. Un jour, je me suis demandé comment je pouvais utiliser ces clichés. J’ai compris qu’il y avait trois visions différentes de Casablanca : des images touristiques de la mosquée Hassan II, des photographies de plateau du film Casablanca et des clichés anonymes qui exhument les aspects négatifs de la ville, à savoir la misère et la violence urbaine… 

 

C’est ainsi qu’est née votre série Casablanca : not the Movie… ?

 

D’abord, j’ai photographié la ville pendant deux ans. Lorsque l’on dit que l’on vient de Casablanca, les gens s’exclament en général : “Oh comme le film, c’est si romantique…”. Je rétorque alors : “Je viens d’une ville aux antipodes du film qui n’a même pas été tourné à Casablanca, mais dans les studios d’Hollywood”. J’ai fait de cette anecdote le titre de ma série. 

 

“Mes premiers souvenirs à Casablanca s’apparentent plus à une vision fantastique qu’à une vision purement urbaine.”

Comment avez-vous surmonté cette transition de la danse vers la photographie?

 

Je ne suis pas passé de la danse à la photographie, mais plutôt de la street dance à la street photography. J’évoluais toujours dans le même environnement avec les mêmes réflexes. Un contact, positif ou négatif, s’établit toujours avec la foule environnante. À Casablanca, quand je dansais encore, les passants nous haïssaient. Ils envahissaient notre espace et semaient la zizanie. Il m’est arrivé à peu près la même chose dans le quartier de Châtelet à Paris. La loi de la rue prend souvent le dessus.

 

Vos premiers souvenirs là-bas ressemblent alors à cette vision urbaine que vous avez aujourd’hui ?

 

Mes premiers souvenirs à Casablanca s’apparentent plus à une vision fantastique qu’à une vision purement urbaine. Par ailleurs, mon premier souvenir est assez symptomatique de cet aspect fantastique. Un jour, chez mon oncle sur le toit de son immeuble, je m’installais pour y voir la mer. L’image de cette mer infinie m’avait profondément marquée :  j’avais l’impression que c’étaient les limites du monde et les confins de la terre qui se présentaient devant moi au niveau de l’horizon.

 

“J’essaie de regarder la ville avec un œil neuf.”

À quoi ressemble le Casablanca de vos rêves ?

 

Je me suis installé à Casablanca à l’âge de 14 ans. Une ville surréaliste où des évènements étranges peuvent survenir. Lorsque je sortais avec mes cousins, nous perdions notre trace comme dans un rêve. Nous partions à l'aventure en traversant des lieux inconnus, en croisant des paysages et des figures incroyables. Par moment, c’était effrayant : nous traversions des cimetières, des terrains vagues, des garages de voitures désertés. On rencontrait d’autres enfants qui erraient et, parfois, voulaient notre peau [rires]. Ces traversées vagabondes ont été déterminantes par la suite pour façonner ma vision de Casablanca.

Vous cherchez donc à présenter une ville méconnue ? 

 

Ma vision de la ville correspond à différentes expériences. Les paysages de mon adolescence, mes performances de danse une fois jeune adulte, et la sensation que j’ai ressenti en quittant Casablanca.

 

Le projet est-il toujours d’actualité ? 

 

J’essaie de regarder la ville avec un œil neuf. Par exemple, en ce moment je me focalise essentiellement sur un autre aspect de Casablanca, lié aux intérieurs casablancais comme les cafés, les intérieurs domestiques… C’est pour cela que je conçois cette série comme un “projet en cours” que je pensais finir cette année, après cinq ans de travail, mais qui m’obsède encore et toujours.

 

Jusqu'au 21 juillet, les photographies de Yoriyas sont présentée à l'Institut du monde arabe dans le cadre de l'exposition “Foot et monde arabe : la révolution du ballon rond”. 1 Rue des Fossés Saint-Bernard. Paris V.