9 nov 2022

Expo: Pierre et Gilles racontent 5 portraits iconiques avec Tahar Rahim, Edouard Louis…

Jusqu’au 30 décembre, le duo Pierre et Gilles dévoile à la galerie Templon une nouvelle exposition personnelle, intitulée “Les couleurs du Temps”. L’occasion de parcourir leur clichés réalisés au fil des trois dernières années. Entre portrait de personnalités culturelles marquantes comme Tahar Rahim et Édouard Louis et leur propre autoportrait, les deux artistes reviennent sur les coulisses de cinq clichés présentés dans l’exposition.

Propos recueillis par Camille Bois-Martin.

Pierre et Gilles, « Les gopniks français » (autoportrait), 2021 © Pierre et Gilles

Le premier est photographe, le second est peintre, et les deux forment l’un des duos les plus connus de l’art français. Dès leur rencontre la fin des années 70, Pierre Commoy (né en 1950) et Gilles Blanchard (né en 1953) ont fusionné leurs pratiques et ne sont plus quittés. Depuis, les plus grandes célébrités françaises et internationales sont passées devant leur objectif, de Serge Gainsbourg à Madonna en passant par Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou encore Isabelle Huppert et Stromae. Sans jamais s’éloigner des valeurs qui les meuvent, Pierre et Gilles sont aujourd’hui des icônes qui en photographient d’autres. Les chanceux qui se retrouvent dans leur studio, derrière l’objectif de Pierre puis sous le pinceau de Gilles, repartent avec des portraits uniques qui contiennent tout un univers mêlant inspirations christiques, science-fiction et pop culture pour un résultat fantaisiste à la limite du kitsch. Alors que chaque mise en scène s’inspire de la personnalité du modèle, le duo le confie à Numéro : “il faut qu’il y ait un déclic, une envie mais surtout une inspiration. Des fois, c’est terrible car on aimerait beaucoup photographier certaines personnes, mais on ne trouve pas la bonne idée”. Une production sur mesure qui leur permet, à chaque fois, d’offrir une image des célébrités sous un jour inédit, ou de faire découvrir des anonymes saisissants par leur regard et leur présence. L’apparition des réseaux sociaux, en particulier d’Instagram, plateforme sur laquelle ils sont très actifs, leur a d’ailleurs permis de découvrir nombre de leurs nouveaux modèles.

 

Depuis le 10 novembre, le duo présente à la galerie Templon une nouvelle exposition personnelle intitulée “Les couleurs du temps”. Exploration exhaustive de leur production la plus récente, celle-ci réunit tous les portraits qu’ils ont produits depuis 2019. Contre l’esthétique kitsch coloré et sucré à laquelle les deux artistes avaient habitué leur public, on s’étonne de découvrir certains clichés plus sombres que d’ordinaire. “C’est vrai que l’époque contemporaine a probablement influencé nos couleurs” nous confient-ils. Des couleurs qu’ils dédient, dans la première salle, à l’Ukraine et à la guerre qui déchire le pays : ici, les murs sont repeints en jaune et bleu et les portraits exposés sont ceux de mannequins ukrainiens. Dans les autres pièces de l’exposition, les couleurs varient et les sujets aussi. On y croise l’actrice Fanny Ardant, le chanteur Eddy de Pretto, les chanteuses Juliette Gréco et Sylvie Vartan, l’actrice Charlotte Rampling… Autant de rencontres qui continuent de nourrir leur travail, depuis près de quarante ans. Mais ce n’est pas parce que les sujets paraissent joviaux qu’ils sont pour autant dénués de sérieux, ou même d’engagement. “C’est aussi très politique de parler de légèreté”, justifie le duo, avant de révéler à Numéro les coulisses de cinq clichés accrochés dans l’exposition, de Tahar Rahim à Edouard Louis en passant par leur propre autoportrait. 

Pierre et Gilles, « Celui qui écrit avec son coeur » (Édouard Louis), 2021 © Pierre et Gilles

1. Édouard Louis par Pierre & Gilles : Celui qui écrit avec son coeur (2021)

 

“C’est Édouard Louis qui nous a contactés par Instagram car il souhaitait nous rencontrer. Cela nous a ravis, car nous l’apprécions beaucoup. À vrai dire, nous nous étions déjà confié tous les deux que ce serait vraiment bien de réaliser son portrait ! Comme il ne se montre pas beaucoup en photo, nous voulions le capturer en tant qu’Édouard Louis, l’écrivain, et capter l’essence de ce que son œuvre représente. Il avait le désir de se représenter en train d’écrire avec son sang et nous comprenions bien ce qu’il voulait dire, la correspondance avec ses romans, mais nous cherchions quelque chose de plus pur. Finalement, le sang, c’est aussi et surtout le cœur. C’est pourquoi nous avons choisi de le mettre en scène avec ce cœur rouge, presque sanguinolent, entre les mains, avec des épines dessus, qui rappellent les roses que l’on a installées autour de lui. Quand il était petit, il a souffert de harcèlement à cause de son homosexualité : on lui a même craché dessus. À l’image, ces roses pâles ressemblent beaucoup à des crachats et les épines incarnent la douleur qu’il a ressentie. Lorsqu’il a découvert le portrait, il s’y totalement identifié. Ce n’était pas prévu comme ça initialement, mais finalement ce cliché ressemble beaucoup à une image religieuse, avec tous ces stigmates : un sacré-cœur, des épines, une auréole… Quand nous avons publié la photographie sur Instagram, quelqu’un a commenté qu’il aurait bien aimé le voir plus déshabillé la prochaine fois. Nous aussi ! (Rires).”

Pierre et Gilles, « La planète rouge » (Tahar Rahim), 2022 © Pierre et Gilles

2. Tahar Rahim par Pierre & Gilles : La planète rouge (2022)

 

“Ce portrait a été réalisé pour le dernier Numéro Homme. Nous savions qui était Tahar Rahim mais sans connaître sa carrière sur le bout des doigts. Un jour, nous nous sommes dit que nous le photographierions bien en Judas. Très enthousiastes, nous lui avons soumis l’idée et nous a répondu : “Mais j’ai déjà joué Judas dans un film !” [dans Marie Madeleine, sorti en 2018] Nous sommes donc partis sur complètement autre chose. Son envie à lui, c’était de s’incarner dans un personnages de Marvel. Il était attiré par le cosmos et les bandes dessinées. Le côté cosmonaute nous a inspirés, en particulier après avoir découvert peu de temps avant un costume rouge de cosmonaute du créateur Jeremy Scott que nous apprécions beaucoup. Ainsi, nous avons décidé de construire un décor similaire à un film de science-fiction de catégorie B des années 60-70. Nous avons tenté plein de choses, comme mettre des gros insectes autour de lui, mais ça ne marchait pas du tout… Puis, une fois le décor terminé, il y avait un de nos bateaux qui traînait par terre donc nous nous sommes dit : “pourquoi ne pas le faire flotter dans le ciel ?” Après avoir intégré le bateau, nous avons ajouté des cordes, ce qui a donné naissance à un univers à la fois subaquatique et spatial. Cette séance photo a été beaucoup d’improvisation, mais le rendu est plutôt pas mal !”

Pierre et Gilles, « Le clochard céleste » (Félix Maritaud), 2021 © Pierre et Gilles
Pierre et Gilles, « Philomène » (Mica Argañaraz), 2021

3. Félix Maritaud par Pierre & Gilles : Le clochard céleste (2021)


“Nous avions très envie de photographier Félix Maritaud, pour nous, pour le plaisir. L’inspiration pour ce shooting nous est venue des rues de Paris et des sans-abri qui s’y créent leur petit univers. Par exemple, il y en a un près de la porte Saint-Martin [dans le 10e arrondissement de Paris] que nous voyons souvent : il a installé un grand drapeau LGBT et tout plein de choses très colorées, comme un parasol, autour de lui. Nous avons proposé cette idée à Félix parce que c’est un acteur non seulement très doué, mais aussi un militant très engagé dans la cause LGBTQ+, et il était partant. Nous avions l’intuition qu’il pouvait bien camper ce rôle, mais nous étions loin d’imaginer qu’il avait déjà lui-même vécu dans la rue. Pendant le shooting, il nous a révélé qu’il avait beaucoup galéré après être parti très jeune de chez ses parents. Il a dû faire la manche, dormir dehors… Jusqu’à ce qu’il travaille comme serveur au bar Le Rosa Bonheur au parc des Buttes Chaumont, où il a été repéré pour jouer son premier rôle au cinéma dans 120 battements par minute (2017). Nous avons tellement adoré le photographier que nous avons réalisé un second portrait de lui, La Prison des Libres, que nous présentons pour la première fois dans l’exposition à la galerie Templon.”

Pierre et Gilles, « Sunset on Uranus » (Paul B. Preciado), 2022 © Pierre et Gilles

4. Paul B. Preciado par Pierre & Gilles : Sunset on Uranus (2022)

 

“Nous ne connaissions pas beaucoup Paul B. Preciado et, comme Tahar Rahim, nous l’avons rencontré pour son portrait dans le dernier Numéro Homme. Nous avons essayé de nous inspirer de sa personnalité, de ce qu’il dégageait. Au début, il n’était pas convaincu par notre idée qu’il trouvait “très Jean Genet”, alors que nous avions justement lu que, quand il était jeune, cet écrivain l’avait beaucoup marqué, donc ça nous avait semblé logique ! (Rires.) Paul préférait être représenté sur la planète Uranus, en référence à son livre Un appartement sur Uranus, en tenue de cosmonaute. Nous venions tout juste de photographier Tahar Rahim donc nous avons dit “non, pas deux fois de suite !” Nous avons donc imaginé un paysage un peu surréaliste, composé de moustaches achetées dans des magasins de farces et attrapes pour imiter des oiseaux, de godes pour incarner des mâts de bateaux et un phare… Et nous souhaitions contraster ces éléments très masculins par la présence d’une bouche de femme pulpeuse et rouge. Ce décor l’a beaucoup inspiré, mais Paul n’aime pas être photographié. Il n’était pas très à l’aise durant la séance, il nous disait : “Faites ce que vous voulez de moi, je ne sais pas où me mettre !”. Mais au fur et à mesure qu’il a découvert le rendu à l’écran, il s’est senti plus en confiance et nous avons vraiment passé un super moment. Notre maison lui a d’ailleurs beaucoup plu, à tel point qu’il y a tourné son prochain film pour la chaîne Arte, dans lequel nous allons jouer des médecins.”

5. Pierre & Gilles par Pierre & Gilles : Les gopniks français (autoportrait 2022)


“Nous avons réalisé cet autoportrait pendant le confinement, quand nous ne pouvions pas travailler avec d’autres modèles que nous-mêmes. Ici nous nous sommes inspirés des gopniks, terme péjoratif pour décrire les “voyous” des banlieues russes. Ils ont leur propre contre-culture, un peu racaille avec ensembles de jogging Adidas, une attitude désinvolte voire violente, et ils boivent de la vodka. Mais nous y voyons aussi un côté un peu romantique et punk. Sur cette photo, nous reproduisons leur pose accroupie, les fesses au-dessus du sol, qui vient des prisonniers russes qui ne peuvent pas s’asseoir dans leur cellule car ils n’ont aucun siège et que le sol est trop froid. Ces gopniks nous ont intrigués, ils représentent pour nous un monde en désuétude, qui faisait écho à la période que nous vivions à l’époque du confinement. D’ailleurs, habituellement ils ne portent pas de masque, mais nous en avons mis un en référence au Covid-19. Ensuite, nous avons construit un décor jonché de filets de pêche, de détritus… un univers de rejetés. C’est quand même plus facile de réaliser des autoportraits que des portraits, mais ce n’est pas la tâche la plus amusante, c’est pourquoi nous nous livrons à cet exercice une fois  tous les deux ou trois ans en moyenne, parce que nous préférons rencontrer d’autres personnes ! Quand nous nous photographions, c’est parce que nous avons justement une idée qui nous plaît et qui reflète plus ou moins notre pensée. Mais nous ne pourrions jamais être comme Gilbert & George, à toujours réaliser des autoportraits !”

 

“Pierre et Gilles, Les couleurs du temps”, jusqu’au 30 décembre 2022 à la Galerie Templon, 28 Rue du Grenier-Saint-Lazare, 75003 Paris.

Pierre et Gilles, « La promesse (Bogdan Romanovic) », 2022 © Pierre et Gilles