Dix jeunes femmes trans se racontent sous l’objectif de François Pragnère
Pendant un an, le photographe français François Pragnère a immortalisé dix jeunes femmes transgenres dans son studio. Désormais, leurs portraits intimistes en noir et blanc sont réunis dans un ouvrage publié aux éditions Rive Gauche / 37.2, où ils se complètent par leurs récits sensibles, réflexions et témoignages de leur propre expérience.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
L’objet est à peine plus grand que la paume de la main. Intégralement blanc, le livre aurait presque des allures de manuscrit, premier jet envoyé à l’éditeur dans une enveloppe papier Craft. D’ailleurs, son dos n’est pas, comme on en a l’habitude, protégé : sous la pellicule brillante de la colle séchée reliant l’ensemble, on discerne immédiatement l’amoncellement des pages qui le composent. Alors que nos doigts effleurent le papier de la première de couverture, d’apparence immaculée, des inscriptions émergent en relief : Elle. She. Her. Trois pronoms qui à eux seuls viennent introduire son contenu. Ici, nous parlerons de féminités jeunes, plurielles, déterminées à échapper à toute forme de subordination et de normalisation.
Il y a plus d’un an, le photographe parisien François Pragnère entame un projet consacré aux jeunes femmes transgenres de la capitale française. Tour à tour, celles-ci le rencontrent dans son studio et posent pour lui lors de séances individuelles durant lesquelles elles ont carte blanche : libres de porter les vêtements qu’elles souhaitent, de jouer avec, de danser ou de se cacher, de se couvrir ou de se dénuder. Peu à peu, les dix participantes au projet viennent étoffer les pages d’un livre immatériel, dont leurs portraits intimistes d’un noir et blanc pudique viendront bientôt remplir les 140 pages imprimées. Plus tard, ces dernières se complèteront par des textes de chacune d’entre elles, librement inspirés par leur rapport profond à leur corps et leur environnement. “Je ne suis pas de ces personnes que l’on lisse, mon essence est faite de ses aspérités”, écrit Circé. “Merci de m’archiver parce que je ne me veux ni fixe, ni puissante (…) Merci de me faire exister car je ne le veux pas”, conclut Luce, délibérément cynique et critique, dans son “Manifeste négatif” évoquant la force éminemment politique du corps trans.
Et si ces identités, ces visages et ces mots animent le livre, le blanc le fait encore davantage vibrer. De la surface aux profondeurs de l’objet, des reliefs des peaux nues capturées par l’appareil au vide des pages qui encadrent les portraits imprimés en petits formats, il se fait presque plus bavard que les modèles elles-mêmes. Voilà le blanc du silence d’existences parfois taboues, de récits étouffés et latents. Mais voilà aussi la lumière pure et éclatante d’un carnet vierge où de nouvelles histoires viendront bientôt s’écrire, où les modèles photographiées laissent furtivement leur empreinte avant de partir vers d’autres horizons. Comme l’écrit Phia Ménard en préface de l’ouvrage, paru début janvier 2021 aux éditions Rive Gauche / 37.2, “ici on fait du corps une matière à voyager, un pèlerinage vers l’être libéré.” Pour Numéro, Vénus, Luce et Circé, trois des participantes au projet, reviennent sur cette expérience.
Numéro : Comment François Pragnère vous a-t-il présenté le projet ? Qu’est-ce qui vous a incitées à y participer ?
Vénus : Il m’a contactée en me parlant d’un projet photographique recouvrant le sujet des trans-féminités. À l’époque, je ne savais pas encore qu’il donnerait lieu à une édition mais je savais qu’il aurait une portée artistique. J’avais déjà vu des clichés pris par François et, comme je fais du mannequinat, je me suis dit que ces photos pourraient aussi nourrir mon parcours personnel. J’ai aussi vu que beaucoup de mes amies étaient sur le projet, ce qui m’a aussi motivée à y prendre part. Chaque séance de photos était individuelle mais à la fin, nous nous retrouvions toutes ensemble dans le livre.
Circé : Je crois que ce projet m’a avant tout intéressée parce que j’avais besoin d’exposer mon corps. A ce moment-là, j’avais commencé ma transition à peine un an avant, et j’avais envie de me montrer comme je le souhaitais.
Vous trois et toutes les autres filles qui ont posé avez été invitées à écrire des textes en lien avec ces photos et votre expérience personnelle, intégrés au livre entre les photos. Comment avez-vous abordé ce travail-là ?
Circé : Le texte était un exercice un peu compliqué de prime abord. Je crois que j’avais déjà reçu les images du projet quand j’ai écrit le texte et cela s’est fait sur le moment. J’y ai mis ce qui me passait par la tête, tout ce que je ressentais par rapport à mon corps, à ma transidentité mais aussi la manière dont les photographies prises par François représentaient cela. En deux jours c’était plié. Nous avions carte blanche sur sa forme : les textes pouvaient être narratifs, descriptifs, sous forme de poème… On constate d’ailleurs dans le livre que les textes sont très hétérogènes.
Luce : Si François m’a parlé des photos en premier, je crois que c’est parce ce qui l’a surtout intéressé chez moi c’est que j’écrive le texte de conclusion du livre. J’étudie l’histoire de l’art et avant je fréquentais les milieux militants d’extrême-gauche, ce qui m’a amenée à construire un regard assez critique et engagé sur l’art et, plus globalement, sur la société et la politique. J’ai mis beaucoup de temps à rendre mon texte car je ne savais pas du tout quoi écrire au début, mais lire les textes des autres filles avant m’a peu à peu inspirée. Au fil de ces différents textes, finalement, ce qui revient à chaque fois c’est la question du corps et du rapport entre le corps et le monde.
Vénus : Pour ma part, je n’avais pas lu les textes des autres avant. C’est un peu comme Circé : quand François m’a demandé d’écrire un texte, je me suis demandée si j’allais le faire ou pas, puis finalement c’est allé assez vite. J’ai fait en sorte que les mots rejoignent les photos et le thème du projet.
La photographie a souvent représenté le corps transgenre en l’hyper-sexualisant et en l’objectivant, ce qui porte évidemment préjudice à l’image des personnes transgenres. Ne craigniez-vous pas cela en participant au projet ?
Circé : En effet, c’est le risque. Photographier des personnes transgenres peut vite tomber dans l’écueil de la fétichisation, mais dans ce projet, le fait d’avoir été très active dans le processus et de garder un certain contrôle de la situation m’a laissée libre de m’approprier et de montrer mon corps comme je le voulais.
Luce : Dans mon texte, j’ai été assez claire sur le fait que, de toute façon, j’étais contre la représentation du corps trans. J’ai simplement du mal avec la photographie en tant que telle, mais cela vient sans doute de mon côté ultra critique de tout et marxiste énervée ! [rires]. Ce que j’explique dans mon texte, c’est justement que par ma présence dans ce livre je suis complètement vendue, que mon image y devient marchandée. Mais j’assume totalement le côté paradoxal de ma démarche, le fait d’avoir posé tout en dénonçant cela. Le texte m’a laissé la parole pour nuancer cette participation.
Comment pourrait-on aujourd’hui photographier les corps transgenres en échappant aux schémas très stéréotypés de leur fétichisation ?
Vénus : Cela me paraîtrait assez antithétique de proposer une représentation du corps transgenre alors que nous sommes pluriels. Je ne pense pas que la photographie soit le bon moyen pour cela. La question qui se pose surtout c’est: voulons-nous vraiment les représenter ? Et pourquoi ? Qu’est ce que cela a changé pour nous d’être photographiées, sur le plan matériel par exemple ? Les corps trans stéréotypés que l’on connaît déjà sont-ils vraiment mauvais ? Car ils existent aussi dans le monde réel et ont droit à être représentés ! Notre objectif serait davantage de s’attaquer aux institutions et autres structures de pouvoir qui nous causent vraiment du tort. Je ne pense pas que notre libération passera par des photos de nous dans des magazines ou des livres d’art. Ce projet, j’y ai participé surtout pour le côté amusant et intéressant sur le plan artistique, mais aussi pour ma carrière.
Circé : Je suis exactement du même avis. J’ai vécu le projet d’un point de vue intérieur et cela m’a plu de le faire, mais il faut toujours s’interroger sur l’impact extérieur de ces représentations : les corps présents dans le livre sont en effet des exemples de corps transgenres, mais ils ne doivent pas devenir des modèles de transition pour autant. C’est déjà le danger que l’on rencontre avec les mannequins transgenres que l’on voit dans la mode et qui génèrent forcément des idéaux de corps acceptables, au même titre que cela a pu être le cas avec les femmes cisgenres auparavant. L’important est de garder à l’esprit cette diversité pour ne pas créer de nouvelles normes excluantes.
ELLE. SHE. HER. par François Pragnère (2021), disponible aux éditions Rive Gauche / 37.2.