11 sept 2020

Bye bye la masculinité toxique, bienvenue aux nouvelles masculinités avec Harley Weir

Mouvement #MeToo, gender-fluidité… L’air du temps est à la redéfinition de l’identité masculine et de ses stéréotypes. Alors qu’une passionnante exposition londonienne s’intéressait au sujet en début d’année, la photographe Harley Weir livre à Numéro art sa vision du mâle. Imparfait, vulnérable, sensible, ambigu.

Photos Harley Weir.

Texte Francesca Gavin.

À quoi ressemble un homme, au juste ? Chacun doit avoir une idée sur la question, mais il n’en reste pas moins que la définition de la masculinité est de plus en plus vaste et inattendue. Le regard se décale, glissant des femmes vers les hommes, et ce déplacement fait l’objet de nombre d’expositions et de projets d’artistes. Alors que l’idée même de binarité du genre apparaît désormais comme une construction sociale obsolète, comment l’image et la photographie peuvent-elles offrir des alternatives et de nouvelles pistes pour en donner une vision moins figée ? À l’heure où l’on nous dit que les hommes sont en crise, l’art pourrait bien ouvrir la voie à de nouvelles façons d’être.

La très complète exposition londonienne Masculinities: Liberation through Photography (Masculinités : une libération par la photographie), à la Barbican Gallery (février-mars 2020), est un bon point de départ. Cette exposition particulièrement exhaustive, et le catalogue qui l’accompagne (aux éd. Prestel), constituent une réponse à la frustration ressentie par des hommes et des femmes qui ne veulent plus être systématiquement placés en opposition. Comme le fait remarquer Alona Pardo, “si la représentation des femmes ou d’autres identités marginalisées est toujours mesurée à l’aune de quelque chose, alors à quoi ressemble le porteur de ce quelque chose, cette norme, cette référence, ce standard – comment se manifeste-t-il, et pourquoi ?” Pour y répondre, la commissaire de l’exposition a voulu construire une exposition qui interroge la norme masculine “non performative, constante, figée et stable”. Le cliché de l’idéal masculin héroïsé est, comme l’a très bien décrit James Baldwin dans son recueil The Price of the Ticket (1985), infantile et enraciné dans la violence : “C’est à cet idéal masculin que l’on doit la création du cow-boy et de l’Indien, du bon et du méchant, du voyou et du tombeur, du caïd et de la mauviette, du viril et du pédé, du Blanc et du Noir.” Cette caricature profondément hiérarchisante est le produit d’une domination de classe, sociale ou politique. De ce point de vue, aller voir une exposition et se retrouver au milieu de toutes ces images représentant des hommes peut constituer une expérience aussi inattendue qu’étouffante. “Pour moi, il s’agissait de rappeler que nous avons pris l’habitude de regarder les hommes sans vraiment les voir”, explique Ekow Eshun, conseiller de l’exposition. “Le fait d’être un homme est principalement perçu comme une condition par défaut, qui ne requiert à ce titre que très peu de questionnements. Ainsi, alors que d’innombrables films, livres ou récits choisissent des hommes pour personnages principaux, il existe nettement moins d’œuvres dont le sujet soit la masculinité en tant que telle. C’est ce qui a permis à toutes sortes de comportements masculins toxiques de se développer, de ceux dénoncés par #MeToo au revenge porn. Cela veut dire aussi qu’en tant que société, nous avons fait moins attention à la vulnérabilité masculine.”

“Le cliché de l'idéal masculin héroïsé est, comme l'a très bien décrit l'écrivain James Baldwin, infantile et enraciné dans la violence.”

Dans Masculinities: Liberation through Photography, les notions de race, classe sociale, pouvoir et sexualité sont réexaminées. L’autoportrait filmé de Bas Jan Ader en pleurs est placé à côté des interviews de mannequins masculins d’Andy Warhol. Les photos de soldats glanées dans la presse de Wolfgang Tillmans précèdent les fraternités mortifères d’Andrew Moisey, où l’on joue à qui aura la plus grosse. Bien souvent, en effet, la masculinité s’enracine, d’une façon ou d’une autre, dans le corps. C’est ce que souligne l’exposition en choisissant de s’ouvrir sur la matérialité presque viscérale des gros plans de John Coplans sur sa propre chair. “Chacune des œuvres de l’exposition est ‘transmasculine’, si l’on entend par là qu’elle examine la masculinité en signalant sous l’angle critique son caractère non naturel”, explique l’essayiste Jonathan D. Katz. Le fait de percevoir le corps masculin comme érotique implique intrinsèquement un prisme politique. Les dimensions politiques de la représentation et de la présence queer, notamment, sont essentielles dans l’exposition qui inclut Peter Hujar, David Wojnarowicz et les motards allemands généreusement dotés de Karlheinz Weinberger. Les images étranges de George Dureau représentant B.J. Robinson, amputé des deux jambes, sont particulièrement frappantes. Sous l’objectif du photographe, le sujet contorsionne son corps “non conforme”, invitant le regard à se faire sexuel. Une façon bien vivante de réclamer l’attention et de reconquérir un espace public. Cette dimension politique émane aussi de la représentation d’hommes noirs. Que ce soit dans les images de diaspora africaine photographiée par Liz Johnson Artur ou dans la série Unbranded : Reflections in Black by Corporate America 1968-2008, de Hank Willis Thomas, qui plonge pour cela dans l’histoire de la publicité, on assiste à une remise en question des stéréotypes et à une tentative de s’en affranchir.

Certaines des œuvres les plus intéressantes autour de la masculinité sont créées par des artistes qui se revendiquent en tant que femmes. Peut-être était-il plus facile pour des féministes – habituées à décortiquer l’analyse, plus fréquente, du corps féminin – de renverser le dispositif en direction de l’image masculine. Une grande partie de ce travail reflète en tout cas cette vision, comme l’œuvre encyclopédique de Marianne Wex, Let’s Take Back Our Space: “Female” and “Male” Body Language as a Result of Patriarchal Structures (publiée en 1979). Elle récupère des “images trouvées” où l’on voit des femmes et des hommes exprimer un langage du corps, puis les classe selon différentes catégories. Pour son Fully Automated Nikon (Object/Objection/ Objectivity), réalisé en 1973, Laurie Anderson, quant à elle, demandait aux hommes qui l’avaient sifflée dans la rue si elle pouvait les photographier, documentant ainsi leurs interactions. Dans la vidéo Heaven (1997), Tracey Moffatt épie des surfeurs australiens en train de se changer et d’ôter leurs maillots de bain, produisant un effet érotique involontaire. Dans tous ces exemples, la masculinité conventionnelle perd pied. Les œuvres montrent à quel point il est facile pour une société d’engendrer des comportements.

 

La jeune photographe britannique Harley Weir a choisi les hommes comme sujet d’un certain nombre de ses séries, et notamment pour son livre Father*. Avec un regard de féministe d’aujourd’hui et une vision très personnelle de ce qui est érotique, Weir recouvre souvent le visage des figures masculines qu’elle photographie. Issue du monde de la mode, elle observe, par le biais de ses mises en scène, comment la pose et l’ornement transforment nos conceptions et notre compréhension de ce qui définit le masculin. Les corps, chez elle, ne sont pas nécessairement idéalisés.

 

Harley Weir a présenté en octobre 2019 une série de portraits créés avec son partenaire, l’artiste George Rouy, dans l’exposition collective Transformer : A Rebirth of Wonder, au 180 The Strand, à Londres. La photographe avait créé pour ce travail des photogrammes de corps aplatis, où le genre et le sexe de chaque modèle sont totalement ambigus, avec l’amplification et les distorsions qu’induisent certains objets et accessoires, comme des vêtements ou des talons hauts. Il y a, dans l’exécution de ces grandes images aux teintes rouge vif, une dimension ludique et naturelle. Deux personnes ayant des genres différents ont ainsi créé ensemble un troisième espace intermédiaire.

Comme la plupart des constructions sociales, la masculinité est là pour maintenir le statu quo d’un point de vue politique et social. Cependant, avec ce qui se passe autour de la masculinité toxique, de l’affaire Harvey Weinstein, des violences sexuelles, des théories masculinistes du Canadien Jordan Peterson, du forum américain de discussion anonyme 4Chan ou encore des groupuscules de l’extrême droite Alt-right aux États-Unis, le besoin se fait vital d’une évolution vers un concept de masculinité plus fluide et bienveillant. La culture est en quête de changement, de nouveaux modèles et de nouvelles icônes pour sortir de ce que le psychologue américain William Pollack appelle “la camisole de force du genre dans la société”. En lieu et place des rôles automatisés et construits autour des notions de solidité et de contrôle, la photographie et, au-delà, l’art en général donnent à voir des idées de pluralité et des attentes entièrement nouvelles. Et c’est un vrai soulagement.

 

* Father, de Harley Weir, IDEA Books (2019).