30 juil 2024

7 jeunes photographes à connaître absolument

Qu’ils utilisent l’intelligence artificielle comme François Bellabas ou documentent leur génération en Afrique du Sud comme Tshepiso Mazibuko, ces 7 photographes et vidéastes ancrés dans leur époque sont présentés cet été à Arles dans le cadre du Prix Découverte Fondation Roederer.

 Tshepiso Mazibuko. Thapelo, Thokoza, 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Sur le qui-vivre, le titre de l’exposition du Prix Découverte Louis Roederer, résume en une expression l’attitude d’une nouvelle génération d’artistes, inquiets face aux tumultes du monde (des désastres écologiques aux bouleversements numériques). Tous partagent une conscience aiguë et un état d’alerte absolue. Tous ont surtout en commun de refuser de s’enfermer dans la simple représentation des drames pour offrir des œuvres plus subtiles et troublantes, glissant vers le hors-cadre, la beauté et l’imaginaire. Avec eux, le Prix Découverte Louis Roederer confirme son statut de défricheur du meilleur de la création internationale.

1. Tshepiso Mazibuko : Prix du public 2024 aux Rencontres d’Arles

La jeune photographe sud-africaine (elle est née en 1995) a remporté les suffrages du public à Arles avec une série poignante sur le township de Thokoza, ville où elle a toujours vécu à une trentaine de kilomètres de Johannesburg. Son véritable sujet ? Sa propre génération de born free, c’est-à-dire de Sud-africains noirs nés après l’Apartheid : des amis, des proches, des voisins… “La génération de Tshepiso Mazibuko est celle dans laquelle les parents ont placé énormément d’attente, commente la commissaire de l’exposition Audrey Illouz. Une génération prise entre cet espoir et les désillusions.” Son projet Croire en quelque chose qui ne viendra jamais émerge de ce point d’équilibre. Il en trouve un autre, tout aussi subtil, entre approche documentaire et portrait intimiste laissant advenir à l’image – avec pudeur – les blessures, la frustration, la vulnérabilité, les tensions mais aussi la fierté et la bienveillance. Sans voyeurisme ni frontalité dramatique. La photographe parvient à faire advenir la réalité par la simple suggestion d’un cadrage ou d’un détail. Sur une photo emblématique ne demeure ainsi à l’image que le buste d’une jeune fille en chemisier rose et le geste de sa main jouant avec une tresse de cheveux. La décapitation du visage par le cadrage, les blessures de la vie pointant à travers les traces noires de l’habit viennent violemment en contraste avec la candeur de l’attitude et d’un rose prééminent. La catastrophe en train de se jouer affleure dans un jeu de tension percutant, entre regard chirurgicale et empathie réelle.

Tshepiso Mazibuko. Pink Hair, Phola Park, Thokoza 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Tshepiso Mazibuko. Beirut, Thokoza, 2017-2018, série Ho tshepa ntshepedi ya bontshepe. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

2. François Bellabas : Prix du jury 2024 aux Rencontres d’Arles

Le trouble, chez l’artiste français récompensé par le jury du Prix Découverte, affleure en réalité moins par son usage de l’intelligence artificielle que par sa sur-esthétisation d’un drame californien de 2016. François Bellabas est en voyage en Californie alors que d’immenses feux de forêt se déclarent. Il en tire de magnifiques tirages surréalistes qui semblent eux-mêmes travaillés à l’aide de l’intelligence artificielle – il n’en est rien, ou du moins pas encore. Le cliché d’une banlieue pavillonnaire évoque ainsi les mises en scène extrêmement travaillées d’un Gregory Crewdson. La nature déchaînée se fait sublime et convoque une beauté romantique très XIXème recontextualisée à l’ère moderne. C’est là que la technologie intervient : le Français présente une série d’images générées par les premières intelligences artificielles à partir de son propre corpus photographique. Tout se déforme, le glitch devient roi, le réel s’efface d’autant plus. Là encore, le drame est absent, il n’est question que de pures images et de leurs métamorphoses. Le projet culmine alors en une vidéo générée, là encore, par une intelligence artificielle plus récente et efficace : l’image-feu se déploie comme mouvement et imagerie mêlant figures mythologiques et pop culture. Le réel n’est définitivement plus, ne demeure que le flux de couleurs et de sensations exprimant une apocalypse déréalisée et finalement bien rassurante.

François Bellabas. MOTORSTUDIES_DTB, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / ADAPG, Paris. 

 François Bellabas. MOTORSTUDIES_DTB, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / ADAPG, Paris. 

François Bellabas. AEL-Screen_002, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / ADAPG, Paris. 

3. Coline Jourdan dans la vallée de l’Orbiel

Chez Coline Jourdan, la stratégie d’esthétisation du drame est encore à l’œuvre. Pour un résultat tout autre. La photographe française s’est intéressée à la vallée de l’Orbiel, dans l’Aude, où les mines d’or et d’arsenic ont durablement pollué l’environnement et contaminé la population. Jourdan en tire une installation photographique mêlant, entre autres, clichés documentaires faussement classiques de l’environnement et natures mortes de roches sublimées par le jeu de contrastes. Mais si des cristaux semblent resplendir sur les pierres, c’est qu’un procédé révèle en réalité la présence nocive de l’arsenic. Et si les paysages et les jardins se font sereins, chaque plante et tomate y poussant pourrait contaminer plus encore les habitants. Coline Jourdan dissèque en sujet avec rigueur – elle s’est notamment entourée de scientifiques et lanceurs d’alerte – pour l’exprimer avec toutes les modalités que le medium photographique lui permet : photographies documentaires façon Museum d’histoire naturelle, œuvres plus plastiques où la pollution participe de la beauté de l’œuvre (des tirages sont trempées dans l’eau des rivières pour offrir un rendu abstrait fascinant). Ou comment rendre visible l’invisible, par tous les moyens.

 Roche arséniée, série Soulever la poussière, 2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Récolte de châtaigne en Vallée de l’Orbiel, série Soulever la poussière, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

COLINE JOURDAN, Prix Découverte Fondation Louis Roederer 2024 © Mielenz Luisa.

4. Cemil Batur Gökçeer : les tremblements du monde en Turquie

Le photographe turc s’est lui aussi confronté aux désastres en se portant volontaire sur les terrains des tremblements terre qui ont touché son pays. Dans une veine expérimentale, Cemil Batur Gökçeer fait le choix de prises de vue atmosphériques – en hors-champs du drame – se focalisant sur la brume ou la béance de la roche. La pellicule est soumise à une triple exposition laissant le hasard provoquer des superpositions cryptiques. Le drame là-aussi semble impossible à représenter et à figurer. Sa présence est de l’ordre de la transcendance, d’images occultes et shamaniques. “Les images sont ici plus métaphoriques, confie la commissaire Audrey Illouz. Il y a cette tête d’enfant qui émerge, le motif récurrent du feu et ces nombreux silences dans l’image. Cemil Batur Gökçeer travaille son accrochage dans l’espace pour créer une musicalité, un rythme, des vibrations. Le projet s’intitule Thin Air. Je le traduirai par un mince filet d’air, quelque chose qui est de l’ordre du souffle vital…” Comme une forme de résistance au drame.


Cemil Batur Gökçeer. Série Thin Air, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Cemil Batur Gökçeer. Série Thin Air, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

CEMIL BATUR GÖKÇEER, Prix Découverte Fondation Louis Roederer 2024 © Mielenz Luisa.

5. Nanténé Traoré : les temps suspendus

Le photographe français se détourne quelques temps, pour cette exposition, des portraits de la communauté queer qui ont fait sa renommée. Sa nouvelle série L’Inquiétude (hommage à la pièce de théâtre éponyme de Valère Novarina) projette le visiteur dans un temps suspendu et dans des états de latence où tout semble prêt à vaciller. Tout flotte, tout est affaire de sensation. Les fenêtres sont ouvertes au vent, les portes laissent entrevoir des silhouettes, des anxiolytiques sont posés sur une table, un feu couve…  Comme souvent chez Nanténé Traoré, le sujet n’est pas déterminé. Il est même occulté ou opacifié pour laisser à l’imagination du visiteur toute liberté. Ces images énigmatiques nous parlent plus de l’absence – ce que l’on ne voit pas – que d’une quelconque présence. “Des images qui ne demandant qu’à voir leur temps vide se remplir d’histoires” comme l’écrivait la critique Donna Marcus dans Numéro art.

Nanténé Traoré. Variations on a theme, mai 2023, Le Montmaneix. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Nanténé Traoré. Music for babies, janvier 2023, Le Montmaneix. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

 Nanténé Traoré. Ce qu’il me reste des parapluies, juillet 2023, Paris. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

6. Marilou Poncin : la sensualité de la technologie

L’artiste française s’inspire à Arles du design spéculatif pour anticiper un futur proche où les humains peuvent désormais nouer une relation affective et sensorielle avec des objets technologiques. Dans ses installations vidéos, trois situations, trois personnes nouent une relation charnelle avec un objet comme cette berline high tech devenue presque chair vivante, ou comme ce jeune homme esseulé dans sa chambre entretenant une relation avec un écran-peau. ”Le titre de l’installation fait allusion à l’ouvrage de Zygmunt Bauman intitulé Liquid Love, explique la commissaire de l’exposition. Le sociologue y analyse les changements qui affectent l’individu dans une société où les liens entre les êtres se sont dissous à force de subir une peur constante d’être rejetés. Or, les objets palliatifs mis en scène dans l’installation viennent combler une angoisse de solitude tout autant qu’un manque.”

Liquid Love Is Full of Ghosts, installation vidéo, comédien Frédéric Radepont, galerie Laurent Godin, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Liquid Love Is Full of Ghosts, installation vidéo, comédien Hugues Jourdain, galerie Laurent Godin, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

7. Matan Mittwoch : la grande illusion

Chez le photographe israélien, tout est affaire de faux-semblant. Son installation The Sun Is Broken [La Fêlure du soleil] se présente ainsi comme quatre photographies d’un éclair de soleil. Loin d’être une prise de vue d’un télescope spatial, l’image est issue d’un accident : lors d’une manifestation, l’objectif du téléphone de Matan Mittwoch est obturé par un doigt. Un fin train de lumière passe malgré tout. “Le rouge vif présent dans l’image n’est autre que la circulation sanguine, commente la commissaire de l’exposition. Les images abstraites qui en résultent entretiennent une parenté avec les lacérations de Lucio Fontana (Concepts Spatiaux). Au dos de ses toiles incisées, le chantre du Spatialisme inscrivait le mot attesa (attente). L’incision ouvrait un espace infini. C’est désormais à la vitre bien finie de l’écran que se heurte cette brèche incandescente. Dans ces deux cas, l’image naît d’un acte de violence mais le geste de libération historique chez Fontana s’est transformé en un acte d’obstruction.” Sur une dernière photo grand format, Matan Mittwoch joue là-encore du leurre. Le cliché évoque un paysage spatial infini. Il s’agit en réalité de la superposition de deux photographies de papier de verre d’épaisseur de grain différents. Comme si notre désir d’infini se heurtait à la réalité physique et abrasive.

 Matan Mittwoch. Cracks, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Matan Mittwoch. And the Stars Look Very Different Today, 2023. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 

Zoom sur la Fondation Louis Roederer

Créée en 2011, la Fondation Louis Roederer présidée par Frédéric Rouzaud soutient la création artistique contemporaine et des initiatives culturelles en France qu’à l’étranger : de la Bibliothèque nationale de France au Jeu de Paume à Paris, en passant par la Villa Médicis ou la Villa Albertine aux États-Unis. À travers le Prix Découverte des Rencontres de la photographie d’Arles, les Prix de la Révélation de la Semaine de la Critique à Cannes et du Festival du Cinéma américain de Deauville, ainsi que sa Carte Blanche en collaboration avec Le Fresnoy, la Fondation Louis Roederer s’est surtout fait connaître pour son rôle actif dans l’émergence de nouveaux artistes.

Exposition du Prix Découverte Fondation Louis Roederer, jusqu’au 29 septembre 2024 dans le cadre des Rencontres d’Arles 2024, à l’Espace Monoprix, Arles.