30 secondes par morceau : un album improbable réunit des stars de la musique
Ryuichi Sakamoto, Chassol, Lafawndah, Laurie Spiegel, mais aussi Juergen Teller, Nobuyoshi Araki ou encore Wolfgang Tillmans : tous ces noms se voient réunis dans un projet intrigant intitulé “PRSNT”. Entamée à l’initative du label barcelonais Modern Obscure Music, cette recherche explore les devenirs de la musique et de l’art à l’heure de sa surconsommation et de sa fugacité, à travers notamment un album dont les morceaux ne durent… que trente-deux secondes.
Par Matthieu Jacquet.
30 secondes. Selon les statistiques, ce serait le temps d’écoute moyen d’un tiers des utilisateurs de plateformes de musique en streaming. Un chiffre qui n’est pas sans évoquer un phénomène très contemporain : aujourd’hui plus accessible que jamais, partout et par tous, la musique se (sur)consomme avec avidité, souvent au détriment des artistes. Sur Spotify, Apple Music, Deezer, Soundcloud ou encore YouTube, chacun peut en effet aisément passer d’un morceau à l’autre et zapper avant même d’en avoir entendu la moitié – symptôme éloquent d’une société qui tend sans cesse vers plus de vitesse, à l’heure où le temps d’attention se réduit à peau de chagrin. Il y a deux ans, ce constat n’a pas manqué d’intriguer le label barcelonais Modern Obscure Music, dont l’équipe a réfléchi à de nouvelles manières d’éveiller l’intérêt des auditeurs à l’aube des années 2020 en tenant compte de leurs nouveaux comportements d’écoute. Avec un collectif créé pour l’occasion, Created By Us, le label a eu l’idée d’un projet artistique intitulé PRSNT, pensé comme “un statement sur notre manière de consommer en tant que société aujourd’hui” prenant désormais la forme d’un album. Durée total de cet opus : 6 minutes et 32 secondes, avec douze titres n’excédant pas la trentaine de secondes chacun, manière d’inciter chacun à se concentrer sur leur totalité.
La question posée par l’expérience est simple : en optant d’emblée pour des formats musicaux aussi courts, les artistes parviendront-ils à satisfaire autant les auditeurs, éveiller leur curiosité et élargir leurs horizons ? Afin de parfaire cette expérience esthétique, PRSNT réunit des artistes aux profils très variés, dont le goût pour l’expérimentation et la curiosité pour la création de demain ont déjà fait date dans le monde de la musique. Chacun signe l’un de ces douze morceaux ultra-courts : si certains laissent entendre des passages vocaux, comme ceux de la compositrice américaine Lyra Pramuk et du duo Visible Cloaks, la plupart sont exclusivement instrumentaux et évoluent entre l’électro, la synth-pop ou encore une ambient onirique et planante, comme celle du titre conçu par Pierre Rousseau, ex-moitié du duo français Paradis, et Nicolas Godin, ex-moitié du groupe Air. En janvier 2020, ce dernier confiait d’ailleurs à Numéro son goût pour l’expérimentation musicale, déclarant avoir hâte que l’intelligence artificielle lui permette de “choisir les voix et faire intervenir de fausses chanteuses.” Au-delà de ce morceau en tandem, de nombreux titres de l’album PRSNT semblent interrompus plutôt qu’achevés et jouent délibérément sur la frustration de l’auditeur : c’est l’effet que provoquent le musicien chef d’orchestre Chassol, le pianiste français Pascal Comelade, ou encore de la chanteuse et compositrice égypto-iranienne Lafawndah, dont le morceau électronique rythmé semble brutalement prendre fin en plein envol. Comme une évidence, l’opus se clôt sur trente-deux secondes de silence complet, une œuvre du grand compositeur japonais Ryuichi Sakamoto qui pourrait bien faire référence à la pièce sans musique 4’33” de John Cage.
Mais le projet de Modern Obscure Music ne se limite pas au son. En plus de cette liste prestigieuse, PRSNT s’accompagne de noms non moins reconnus du monde de l’art et de la photographie, dont les images et les textes viennent remplir les pages d’une publication. Tel le versant visuel et textuel de l’album, cet ouvrage rassemble des clichés de paysages signés Wolfgang Tillmans ou Joel Meyerowitz, ou encore un autoportrait de la jeune artiste malaisienne Zhong Lin. On y découvre aussi les vives couleurs d’une fleur capturée en gros plan par le photographe japonais Nobuyoshi Araki, le regard d’un gorille en noir et blanc par Jack Davison, ou encore un téléphone immortalisé par l’Allemand provocateur Juergen Teller, tous pensés autour des thématiques soulevées par le projet : l’évolution du rapport au temps, l’instant présent et sa fugacité. Si l’on retrouve aussi dans les textes les noms du philosophe Yves Citton ou de la musicienne péruvienne Maria Chavez, des vidéos promettent d’accompagner bientôt les morceaux de PRSNT, avec parmi leurs réalisateurs l’artiste espagnole Carlota Guerrero. Doublé d’un fort engagement, le projet PRSNT possède une dimension exclusivement caritative : la totalité des bénéfices rapportés par l’album et son livret reviendront à des organisations préservant la santé mentale, afin de lutter contre les impacts de la surconsommation et de l’addiction numérique. Une entrée très complète sur un terrain de recherche passionnant, dont les enjeux pourraient bien révéler à quoi ressemblera la musique de demain.