Qui est Marc Leschelier, l’électron libre de l’architecture ?
Architecte de formation, Marc Leschelier défend une “pré-architecture” libre, voire anarchique, à travers des formes dépourvues de fonction. Les structures éphémères et ses assemblages en volume du Français sont ainsi laissés volontairement à l’état de potentialité. Matériaux bruts et industriels, habituellement dissimulés par la construction, s’y révèlent dans toutes leurs qualités plastiques.
Par Matthieu Jacquet.
Marc Leschelier, un électron libre de l’architecture
Peut-on encore considérer l’architecture comme la “synthèse des arts”? Première dans la classification des domaines artistiques depuis des siècles, la discipline fut longtemps révérée pour sa capacité à mobiliser le plus grand nombre de connaissances et de savoir-faire, de la peinture à la sculpture, en passant par la géométrie. Une qualité unique que Marc Leschelier souhaite aujourd’hui revaloriser : depuis près de dix ans, l’architecte français évolue comme un électron libre dans son domaine, dont il redéfinit peu à peu les contours.
À travers ses formes dépourvues de fonction, entre structures éphémères et assemblages en volume, mais aussi par son utilisation de matériaux bruts et industriels qui, habituellement dissimulés par la construction, révèlent ici toutes leurs qualités plastiques, le quadragénaire développe un univers où se croisent les influences du brutalisme et de l’art minimal. Aperçues à la Biennale de Venise et de Tallinn, à la foire Design Miami Paris, et, très récemment, au Dover Street Market Paris, ses pièces inclassables révèlent avant tout une position authentiquement transversale ainsi qu’un regard panoramique sur la création contemporaine, résonant de manière saisissante avec les enjeux de notre époque.
Des créations aux confins de la sculpture et du design
Sis dans un immeuble du Sud-Est parisien, l’atelier de l’artiste incarne à lui seul la singularité de son approche. Alors qu’on s’attend à découvrir croquis techniques et maquettes, c’est plutôt un arsenal d’outils – scies, grosses pinces, marteaux… – qui se déploie sur les murs.
En face, des cadres en métal s’amoncellent ; au sol, les briques s’accumulent ; tandis que plusieurs assemblages intriguent : des gants de travail en cuir couverts de mortier, des barres d’aluminium croisées et maintenues avec des fils de fer tendus pour former un polyèdre en équilibre… le tout dominé presque exclusivement par la couleur grise – celle du béton et du métal, principalement –, qui s’affirme comme l’une des signatures de l’artiste. Quelque part entre l’atelier d’un sculpteur et un chantier en cours, cet espace le prouve tout de suite : Marc Leschelier n’est pas un architecte comme les autres.
De Caracalla à Hermann Nitsch, les influences de Marc Leschelier
Diplômé de l’ENSA Paris-Malaquais en 2008, puis passé par les studios de l’agence SANAA et de Christian Kerez à Zurich, le Parisien y a appris autant de conceptions de sa discipline, tout en répondant à des commandes et à des clients très variés. Mais c’est sa résidence à la Villa Médicis, en 2017-2018, qui l’amènera à trouver sa place et son style. À Rome, il découvre les thermes de Caracalla et s’enthousiasme du contraste entre l’ingéniosité de leur construction et les traces d’érosion que portent ces ruines, qui façonnera son esthétique.
Durant cette même période, il rencontre l’artiste autrichien Hermann Nitsch, figure de l’actionnisme viennois, dont les peintures et les performances, d’une grande expressivité, lui inspirent une création directe et résolument plastique. C’est ainsi que naît une œuvre située aux confins de la sculpture, du mobilier et de l’architecture, libérée des contraintes d’usage, tout en utilisant exclusivement – d’après la grande règle que l’architecte s’est fixée – des matériaux dédiés à la construction.
Révéler la structure et célébrer les matériaux bruts
Composées de tas de gravats, de briques où il fait dégouliner son mélange de sable et de ciment, et parfois même de seaux et de bétonnières, ses premières installations traduisent cette volonté de déborder du cadre parfois étriqué de la construction. “Je cherche à employer ces matériaux pour ce qu’ils sont et jouer avec leur propre plasticité”, explique-t-il, embrassant à travers cette pratique intuitive et solitaire une grande indépendance dans son processus créatif.
On ne sera pas surpris que Marc Leschelier cite l’architecte Adolf Loos, qui s’élevait au siècle dernier contre l’ornementalisme de l’art, souhaitant se débarrasser du superflu pour laisser le matériau parler par lui-même. Également admirateur de Jean Prouvé, le Parisien s’attache comme lui aux questions de praticité : “Je souhaite que chaque élément présent dans l’œuvre joue un rôle dans sa structure, et que celle-ci révèle ses mécanismes d’assemblage.”
En atteste l’imposante table qui trône au fond de son atelier, faite de parpaings empilés puis couverts d’une large grille métallique. Assortis, les tabourets sont quant à eux composés de six parpaings agrégés et maintenus par des chaînes et des vis apparentes. L’ensemble, réalisé il y a quelques mois pour un dîner du pop-up culinaire. We Are Ona, repose sur deux grands principes physiques : la compression et la traction du volume, qui permettent de le maintenir en tension.
Les matériaux bruts et industriels s’invitent alors dans l’espace domestique. Nullement surprenant que la démarche ait attiré l’attention de l’artiste Michèle Lamy, qui partage avec son auteur – devenu un ami – un goût certain pour la radicalité esthétique et la transversalité plastique.
Une architecture libre et anarchique
S’il tient à ce qu’on le qualifie d’“architecte” plutôt que de sculpteur, Marc Leschelier emploie volontiers le terme de “pré architecture” pour décrire sa pratique. Selon ses mots, l’architecture devient ainsi “une langue intermédiaire” qui reste à l’état de potentiel : les intentions, les fragments et les fondations priment sur la forme finie, contournant ainsi les contraintes des cahiers des charges.
“Je souhaite revendiquer une architecture libre, autonome, voire anarchique, martèle l’artiste. Regardez les architectes des Lumières : avec le déclin de l’Ancien Régime, ils ont travaillé sans commanditaires et ont pu développer des projets fascinants sans suivre les consignes d’autrui.” Dans cette lignée, Leschelier se penche régulièrement sur les projets non réalisés des deux siècles derniers, notamment par les grandes figures de l’architecture utopiste que sont John Hejduk et Richard Buckminster Fuller.
Le béton textile, matériau fétiche de l’artiste
En 2021, lors d’un projet pour l’incontournable Salon du meuble, le créateur découvre son nouveau matériau de prédilection : le béton textile. Épais et rigide quand il est sec, malléable lorsqu’il est humide, celui-ci lui permet de façonner des plis et des reliefs, et de les laisser durcir, jouant ainsi sur l’ambiguïté entre fluidité et raideur. Dès lors, l’architecte commence à l’utiliser dans ses édifices éphémères, comme celui construit au festival de musique techno Horst Arts and Music, en Belgique, où le public pouvait traverser une structure aux airs de tente reposant sur des échafaudages; puis lors de la première édition de la foire Design Miami Paris, à l’automne 2023. Fait de cadres en aluminium qui compressaient ledit textile, son Pavillon X formait alors, dans le jardin de l’Hôtel de Maisons, une sorte de cabane synthétisant parfaitement sa conception de l’architecture : “Une sculpture avec un intérieur”.
Depuis, Marc Leschelier courbe des petits morceaux de béton textile pour former des appliques sous lesquelles il dissimule des ampoules d’un vert fluorescent presque surnaturel – une référence à l’univers de Christine (1983), film d’horreur de John Carpenter, comme l’explique ce grand cinéphile. Enrichie de ses nombreuses références et de ses multiples usages, l’œuvre de l’architecte prouve ainsi combien une discipline peut se transformer et s’élever. À condition que l’on opère un pas de côté pour la regarder de l’extérieur, et l’écrire autrement.