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Zoom sur le photographe Felipe Romero Beltrán, fin observateur d’un monde en suspens
Exposé à la foire Paris Photo cette semaine, ainsi qu’à la Maison Européenne de la Photographie et au Carré d’art de Nîmes, Felipe Romero Beltrán compte parmi les photographes les plus doués de sa génération. Depuis plusieurs années, le Colombien (né en 1992) mène des projets au long cours, entre documenter le quotidien de jeunes migrants marocains à Séville entre 2020 et 2023 et capturer l’espace liminal du Rio Bravo, frontière entre le Mexique et les États‑Unis. Pour Numéro art, il fait pour la première fois dialoguer l’ensemble de ses séries, où son appareil agit en véritable instrument de critique sociale.
Par Sofia Lanusse .
Publié le 12 novembre 2025. Modifié le 13 novembre 2025.
![Photo de Felipe Romero Beltrán, Untitled (série Dialect) [2020-2023].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art9.jpg)
Felipe Romero Beltrán et la photographie comme outil de critique sociale
Felipe Romero Beltrán est né le 30 septembre 1992 à Bogotá, en Colombie. On ne sait pas exactement s’il est né de jour ou de nuit, les registres d’état civil indiquant une naissance dans la nuit, tandis que sa mère soutient que c’était pendant la journée. Il a commencé à prendre des photos à l’âge de seize ans, quand sa sœur a découvert dans la maison familiale un appareil que personne ne semblait avoir remarqué jusque-là. Cette découverte a non seulement transformé son avenir, mais aussi entièrement modifié sa manière de percevoir la réalité.
Abandonnant son projet initial d’étudier la philosophie ou les mathématiques, il est parti pour l’Argentine faire des études de photographie. C’est là qu’il a commencé son travail de photographe, se servant de son appareil comme d’un instrument de critique sociale. Ce concept de départ est resté central dans tous ses projets photographiques, et il affirme notamment que “tout effort de photographie constitue une tentative ratée de s’approcher de la réalité”.
Être né et avoir grandi en Colombie dans les années 1990 et 2000 a indéniablement eu une influence déterminante sur l’artiste qu’est devenu Romero Beltrán. Au début des années 1990, le pays était en proie à une spirale d’extrême violence, de conflits sociaux, d’instabilité politique et de luttes territoriales. Cependant, au fil de la décennie, ce contexte a conduit l’art colombien à sa rencontre avec l’humain, et les artistes ont fait de leurs œuvres des vecteurs pour dénoncer, se souvenir et résister.
![Photographie de Romero Beltrán Amigo de El Friki y pared rosa (série Bravo) [2021-2024].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art3-1.jpg)
![Photographie de Romero Beltrán : Piedra y azulejo. Casa de Thom (série Bravo) [2021–2024].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art12-1.jpg)
Une œuvre centrée sur la matérialité du monde
En 1990, María Teresa Hincapié (1956-2008) remportait ainsi le prix du Salón Nacional de Artistas pour sa performance intitulée Una cosa es una cosa (“Une chose est une chose”). Elle retirait lentement de ses sacs et valises des objets ordinaires rapportés de chez elle – des haricots, des pots, des vêtements, des pommes de terre, des épingles – avant de les aligner au sol. Ce geste – cette action – pouvait durer jusqu’à une douzaine d’heures, pendant lesquelles Hincapié parlait de la séparation que nous estimons nécessaire entre l’art et la vie.
Chacun de ces objets venus de chez elle, qui ne renfermait en apparence pas suffisamment de signification pour constituer un élément de scénographie, en devenait néanmoins un dans l’espace qu’elle avait ainsi créé – par une ambivalence où le sens ne pouvait aller plus loin que l’intime, dont chacun sait qu’il est une dimension essentielle de toutes les composantes de notre foyer.
De la même manière, les recherches au long cours de Felipe Romero Beltrán s’emparent d’éléments de matière ou d’espace – qu’il s’agisse d’architecture, d’objets ou de corps –, en vue d’explorer les concepts de frontières, de conflit ou de migration. Ces deux artistes utilisent ainsi l’un et l’autre de la matérialité des objets ou des images pour invoquer une compréhension plus profonde de la réalité sociale, nous invitant par là même à reconnaître le pouvoir symbolique de la matérialité dans la définition de notre propre identité comme de nos identités collectives.
![Photographie de Romero Beltrán : La voz y el otro, (série El Cruce) [2022-2024].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art10-1.jpg)
![Felipe Romero Beltrán, Untitled (série Dialect) [2020-2023].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art7.jpg)
Un intérêt marqué pour les terrains de conflit
En 2014 et en 2015, Romero Beltrán a postulé pour une résidence de deux ans à l’École des beaux-arts de Bezalel, à Jérusalem. Là, il a eu le temps de s’interroger de façon plus conceptuelle sur son travail, et de produire une série – jamais exposée à ce jour – sur la façon dont l’armée israélienne remplissait certaines maisons palestiniennes de ciment pour créer un mur, une frontière (l’artiste et le commissaire d’exposition tiennent d’ailleurs à affirmer leur soutien à la libération de la Palestine).
Inconsciemment, Felipe Romero Beltrán a ainsi cherché en quelque sorte un autre terrain de conflit où travailler. Ce n’était en rien une coïncidence, mais bien d’un facteur de causalité, qui l’a conduit à engager son travail vers des préoccupations qui traverseront ses projets, tout en réalisant un doctorat en photographie à l’université Complutense de Madrid (2018-2023).
![Felipe Romero Beltrán, Untitled (série Dialect) [2020-2023].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art8-1.jpg)

La série Bravo : focus sur une zone en suspens
Dans la série Bravo (2021-2024), Romero Beltrán transforme le Río Bravo/Rio Grande, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, en un protagoniste silencieux, à la marge, un espace intermédiaire qui incarne des frontières physiques et d’autres, plus psychologiques. L’œuvre est structurée en trois chapitres distincts, Endings, Bodies et Breaches, et comporte notamment une vidéo intitulée El Cruce (“le Franchissement”, “la Traversée”) – forme de méditation sur le fleuve, conçu ici à la fois comme source de vie et comme ligne militarisée.
Ces photographies, qui capturent l’architecture, les objets et les corps présents tout au long des 270 kilomètres que parcourt le fleuve à cet endroit, font naître le sentiment d’un temps suspendu, où l’attente devient une forme de résistance. Comme l’a écrit la théoricienne américaine Gloria Anzaldúa dans Borderlands/La Frontera: The New Mestiza (1987) : “La frontière est une expérience intérieure, une frontière psychique, une frontière spirituelle autant que physique.” Pour Anzaldúa, les frontières ne sont pas de simples démarcations géographiques ; elles sont des espaces émotionnels et spirituels.
Le travail de Felipe Romero Beltrán capte cette dualité : dans leur austère sobriété, les portraits et les intérieurs de Bravo révèlent non seulement les blessures palpables, mais aussi les cicatrices psychiques invisibles portées par celles et ceux qui habitent cette frontière.


Dialect : à la rencontre d’une jeunesse en transit
Un curieux phénomène se produit lorsqu’un groupe de personnes engagées se glisse entre les mailles de la structure sociale. L’anthropologue britannique Victor Turner a conceptualisé ce phénomène – la puissance de la dimension émotionnelle et l’intensité des liens dans un collectif issu d’environnements antistructurels – qu’il qualifie de “communitas”.
Pour Dialect (2020-2023), Felipe Romero Beltrán a travaillé avec neuf jeunes Marocains, à Séville. Ces hommes venaient de traverser illégalement la frontière et se trouvaient, à ce moment-là, prisonniers des limbes bureaucratiques. Dialect sonde tout le poids du temps perdu qui pèse sur les épaules de ces jeunes gens. L’œuvre met en place un dialogue avec leurs souvenirs et leurs expériences passées, en utilisant le corps comme une métaphore, à travers la photographie, la chorégraphie et la reconstitution (notamment des tentatives de lecture des lois espagnoles sur l’immigration).
Comme l’a écrit Turner : “Les entités liminaires ne sont ni ici ni là ; elles sont dans l’entre-deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, les conventions et le cérémonial.” C’est précisément cet état liminaire, cet espace où l’on se situe dans l’entre-deux, qui nous permet de penser l’œuvre de Felipe Romero Beltrán.


De Paris Photo au Carré d’art Nîmes, des expositions majeures
L’artiste travaille actuellement avec la Fondation Polaroid sur le projet 20×24, qu’il concrétisera au premier trimestre 2026 dans sa ville natale de Bogotá, en réalisant des portraits de son entourage familial et de leur quartier, situé au nord-ouest de la ville – autre lieu d’un entre-deux, cette fois entre l’espace rural et l’espace urbain.
Ce mois-ci, Felipe inaugurera une exposition personnelle à la Maison Européenne de la Photographie (MEP), où il présentera Dialect à travers une installation mêlant vidéo et photographie. Un aperçu de son dernier projet en date, Bravo, sera présenté à Paris Photo au Grand Palais, et sera simultanément présenté, dans son intégralité, à l’occasion de son exposition personnelle au Carré d’art de Nîmes.
![Photographie de Felipe Romero Beltrán : Grecia Evangelina. Casa de Thom (série Bravo) [2021-2024].](https://numero.com/wp-content/uploads/2025/11/felipe-romero-beltran-numero-art4.jpg)
Felipe Romero Beltrán présente un solo show avec les galeries Hatch et Klemm’s dans la section Voices de la foire Paris Photo, du 13 au 16 novembre 2025 au Grand Palais, Paris 8e.
Felipe Romero Beltrán, “Dialect”, exposition du 15 octobre au 7 décembre 2025 à la Maison Européenne de la Photographie (Studio), Paris 4e.
Felipe Romero Beltrán, “Bravo”, exposition du 8 novembre 2025 au 29 mars 2026 au Carré d’art-Musée d’art contemporain de Nîmes.