11 sept 2020

Comment l’artiste Yasmina Benabderrahmane explore ses racines au Bal

Pendant sept ans, l'artiste française d'origine marocaine Yasmina Benabderrahmane a déroulé au Maroc le fil d'un récit intime d'un territoire et d'une histoire qu'elle n'a que très peu connu. Jusqu'au 23 août, ses vidéos déploient dans l'espace du Bal un regard sensible et sensoriel sur le quotidien des membre de sa famille mais aussi les traditions qui habitent toujours un pays qu'elle tente d'apprivoiser.

Comment se réapproprier son pays d'origine lorsque l’on ne s'y est pas rendu depuis plus d’une décennie ? Comment retrouver la part de soi-même qui sommeillait dans ses ancêtres et dans ses terres, transformés par les années sans que l’on n’ait pu soi-même assister à cette évolution ? De 2012 à 2019, l’artiste française d'origine marocaine Yasmina Benabderrahmane a choisi de relever ce défi, le défi d’une vie habitée par cette quête matérielle, plastique et sensorielle du souvenir dont son projet baptisé “La Bête” se fait l’écho vibrant. Présenté jusqu’au 23 août au Bal, Paris, celui-ci s’y déploie à travers de multiples vidéos qui, dans les deux étages ce lieu d’exposition parisien, découpent les fragments d’un voyage introspectif dans un Maroc dont l’artiste tente de se ressaisir avec ses propres outils.

 

 

Une archéologie sensible et sensorielle

 

 

Sur la face plate d’un socle circulaire, une paire de jambes piétinent. Sur la surface lisse de l’écran tactile d’un iPhone, une paire de pouces pianote. Ensemble, ces membres isolés dans deux vidéos en noir et blanc présentées côte-à-côte composent une véritable symphonie visuelle et gestuelle. Leurs propriétaires sont anonymes, mais qu’importe : seul compte le rapport de ces corps à leur environnement mené par cette chorégraphie machinale et, sans doute, inconsciente. C’est il y a désormais huit ans que Yasmina Benabderrahmane remet pour la première fois les pieds au Maroc, après quatorze années d’absence. Immédiatement sur place, la jeune Française s’étonne de ne pas reconnaître les lieux qu’elle a connu jadis. “J’ai redécouvert un pays que j’avais complètement oublié, qui avait complètement changé. Même les membres de ma famille, je ne les ai pas reconnus.” Dès lors, l’étudiante au Fresnoy se met “à vouloir tout cristalliser” dans l’image et dégaine sa caméra. Sous son objectif, elle capture le quotidien des membres de sa famille, des vies dont ses vidéos subliment en silence l’apparente banalité. Filmées en gros plan, pour la plupart, ces scènes insistent sur l’importance des sens, du nez qui hume l’herbe à la main qui tâte la pierre : si celle dernière semble constater sa solidité, elle pourrait tout aussi bien chercher dans le minéral la puissance occulte d’une histoire gravée dans la roche, qui se révèlerait à l’homme lors de sessions presque mystiques. Isolée dans le temps, extraite de son contexte, la séquence silencieuse s’offre en effet généreusement à l’interprétation libre de son langage multiple, fuyant à tout prix le paradigme de l’unique vérité.

Des protagonistes discrets mais essentiels

 

 

“Ces images font corps avec mon histoire, celle de ma famille”, explique Yasmina Benabderrahmane. Et dans l’espace plongé dans la pénombre du Bal, l’artiste semble recréer avec les visiteurs le décor d’une séance de diapositives familiale. Ici, ce sont cette fois-ci les vidéos qui défilent, sur les murs permanents mais aussi de nombreux écrans suspendus dans les pièces à hauteurs diverses. L’image est partout et des ébauches de corps, jamais dévoilés au complet, y apparaissent pour venir se confronter au corps du spectateur. Une figure masculine revient à plusieurs reprises : l’oncle de l’artiste, celui qui un jour lui a fait découvrir dans la vallée du Bouregreg, non loin de Rabat, le chantier du Grand Théâtre national imaginé par Zaha Hadid. Fascinée par ce lieu en construction, Yasmina Benabderrahmane en fera un décor majeur de ses films et un terrain d’exploration. Une figure féminine est elle aussi récurrente : la grand-mère, dont l’artiste filme dans le village de son enfance aussi bien les yeux cernés au khôl que les jambes étendues. Au fond de la pièce, sa main en gros plan egrène un misbaha – chapelet musulman – avec diligence. “Tu peux me filmer moi, je suis vieille”, lit-on dans l’une des vidéos, comme une manière de faire parler cette matriarche filmée dans son quotidien. Avec pudeur et discrétion, ces personnages muets, restés tous deux dans leur pays, composent ainsi en toile de fond une armée des ombres familière, incarnant la froideur inévitable du souvenir lointain tout en réchauffant les vidéos de leur présence rassurante.

 

 

La terre, point d’ancrage originel d’une mémoire intime

 

 

Le béton déversé, l’argile étalée sur la plante du pied, le henné dessiné sur la paume des mains, les graines remuées dans la cuve ou encore le sang de l’agneau égorgé lors de l’Aïd… Au fil des vidéos exposées au Bal, chacune des matières liquides que l’on aperçoit partage un même point de départ, et d’arrivée : la terre. Car si les gestes animent les vidéos de Yasmina Benabderrahmane, ce sont bien les substances produites par les sols qui semblent en être les acteurs principaux. Pendant que résonnent les bruits des diverses actions capturées par l’artiste, la terre s’affirme comme l’élement originel, celui qui façonne autant les corps et l’identité que les toits qui les protègent, les aliments qui les nourrissent et les terrains que foulent leurs pieds. Là où les séquences qu’elle capture s’ancrent dans le tellurique, la mémoire de Yasmina Benabderrahmane s’ancre dans l’image, qui consigne sa vision du réel à la manière d’un journal intime. L’enceinte de l’exposition devient alors le recueil qui renferme ces fragments de vie, distribuant au spectateur quelques clés de ce récit parcellaire et très personnel dont il pourra parfois se sentir mis à distance. “L’image, comme la réalité, doit demeurer une énigme”, lui répondra l’artiste. Une réalité cryptique dont sept années de travail ont tenté de recoller les premiers morceaux, entamant ici l’œuvre infinie et poétique de création de sa propre archéologie.

 

“La Bête, un conte moderne de Yasmina Benabderrahmane”, jusqu'au 23 août au Bal, Paris 18e. 

Vue de l’exposition de Yasmina Benadberrahmane, “La Bête, un conte moderne” au Bal (2020). Photo : Marc Dommage