14 oct 2021

La méga galerie Hauser & Wirth inaugure un “projet fou” à Minorque avec Mark Bradford

Il y a 5 ans, les galeristes Iwan et Manuela Wirth initiaient le “projet fou” (ils assument l’expression) d’implanter leur galerie sur l’une des micro-îles au large de Port-Mahon, la ville principale de Minorque dans les Baléares. L’espace dans ce lieu inattendu était inauguré cet été avec une exposition de l’artiste star Mark Bradford ouverte jusqu’au 31 octobre. Visite et explications.

‘Elogio del vacío VI’ (2000) by Eduardo Chillida on Hauser & Wirth Menorca Courtesy of the Estate of Eduardo Chillida and Hauser & Wirth ©Zabalaga Leku. San Sebastián, VEGAP, 2021 Photo: Daniel Schäfer

“Je suis Mark. Simplement Mark. Quand j’arrive quelque part, c’est ce que les gens disent : ‘Tiens, voilà Mark.’” À Minorque, cet été, pour l’inauguration de son exposition dans le nouvel espace de la méga galerie Hauser & Wirth, les “gens” ont rapidement fait mentir la description (succincte) que Mark Bradford nous faisait, la veille, de lui-même. Ce n’était pas simplement Mark qui arrivait, mais Mark Bradford. En cercle, le public écoute religieusement et avec déférence un artiste parmi les plus importants de notre époque (ce que confirme sa présence dans la liste des cent personnes les plus influentes au monde de Time Magazine), représentant des États-Unis à la Biennale de Venise en 2017… et peut-être, pour quelques mauvais esprits matérialistes “l’artiste africain-américain vivant” parmi les plus bankable. C’est-à-dire, plus prosaïquement, que son tableau Helter Skelter I a été adjugé en 2018 à 12 millions de dollars chez Phillips. À coups de punch lines bien senties et de confessions intimes, Mark tente de prendre le dessus sur Bradford et de retrouver un peu de “normalité”. Mark et son humour grinçant (“Je ne connais pas mon père. Mais ne vous faites pas de fausses idées, je ne suis pas le produit de l’Immaculée Conception”) s’impose en quelques minutes en roi du stand-up gestuel, aidé par ce corps fascinant et frénétique d’un peu plus de deux mètres.

 

Cinq ans plus tôt, Iwan et Manuela Wirth initiaient le “projet fou” (ils assument l’expression) d’implanter leur galerie sur l’une des micro-îles au large de Port-Mahon, la ville principale de Minorque dans les Baléares. Et là encore, il ne s’agissait pas “simplement” d’un nouvel espace d’exposition. Les gigantesques salles se déploient aujourd’hui dans les dépendances d’un ancien hôpital naval britannique du début du XVIIIe siècle, qui surplombe toujours l’ensemble. L’architecte Luis Laplace – collaborateur historique de la galerie – n’a pas ménagé ses efforts pour les rénover. 

‘Autostat’ (1996) by Franz West on Hauser & Wirth Menorca Private Collection. Courtesy Hauser & Wirth Photo: Daniel Schäfer
‘Le Père Ubu’ (1974) by Joan Miró on Hauser & Wirth Menorca © Successió Miró / VEGAP, 2021 Private Collection. Courtesy Hauser & Wirth Photo: Daniel Schäfer

Le célèbre paysagiste Piet Oudolf y réalise, comme à son habitude, une merveille, créant un jardin délicat dont la pertinence ferait croire au visiteur qu’il était présent sur l’île de tout temps. Imaginé tel un centre d’art en lien avec les publics locaux, l’accès aux galeries s’y fait par bateau-navette gratuit depuis la ville. Se laissent alors découvrir le long de l’eau et des chemins pavés d’œuvres de Franz West, une araignée de Louise Bourgeois… Le couple Iwan et Manuela Wirth réalise à nouveau un sans-faute, dans une mesure toute suisse qui force le respect. Mais quelle peut être la pertinence d’un tel espace perdu dans les Baléares ? Et que peut bien y faire l’ami américain Mark, invité à l’inaugurer ?

 

Depuis plusieurs années, Hauser & Wirth travaille à rebattre les cartes de la géographie et du modèle des galeries. En s’installant en pleine campagne dans le Somerset, puis sur une micro-île des Baléares (deux de leurs lieux de villégiature), le duo Iwan et Manuela ne fait pas seulement acte de puissance, inversant le rapport de force avec le collectionneur qui doit désormais se déplacer pour découvrir les expositions – lui qui s’était depuis longtemps habitué à voir les galeries s’installer à quelques mètres de son loft. Les Suisses prennent acte des changements opérés dans le milieu de l’art : qu’importe que les collectionneurs se déplacent réellement, les œuvres de leurs artistes stars sont le plus souvent prévendues par PDF avant même le vernissage. Reste alors la possibilité de se concentrer sur d’autres questions essentielles : offrir aux artistes des espaces qui font rêver… et développer une politique de démocratisation culturelle pour le public local. Le couple y tient sincèrement.

Installation view, ‘Mark Bradford. Masses and Movements’ at Hauser & Wirth Menorca, until 31 October 2021 © Mark Bradford Courtesy the artist and Hauser & Wirth Photo: Stefan Altenburger

À Minorque, Mark Bradford a d’ailleurs lui-même développé un ambitieux projet avec des adolescents d’une école locale, qui fait écho au travail de sa propre fondation à Los Angeles. Plus généralement, les enjeux de cette nouvelle cartographie de l’art n’ont pas pu échapper à l’artiste dont le travail s’est toujours attaché à critiquer les structures de pouvoir et à repenser toutes les cartographies établies, qu’elles soient géopolitiques, sociales ou raciales. Son exposition inaugurale, Masses and Movements trouve son inspiration dans la première carte du monde faisant mention du terme “Amérique”, en 1507. Une création des puissances coloniales représentant les continents comme autant de masses approximatives. Autant d’îles et d’archipels entre lesquels les mouvements de l’homme ont pour principaux objectifs l’esclavage et l’asservissement.

 

Masses and Movements, Mark Bradford, galerie Hauser & Wirth, Isla del Rey, Minorque. Jusqu’au 31 octobre 2021.

Installation view, ‘Mark Bradford. Masses and Movements’ at Hauser & Wirth Menorca, until 31 October 2021 © Mark Bradford Courtesy the artist and Hauser & Wirth Photo: Stefan Altenburger