3 nov 2022

Rencontre avec Philippe Starck : le designer se confie sur sa collaboration avec Dior

La maison Dior a invité le grand designer français à réinterpréter un objet iconique de son patrimoine, la chaise médaillon. L’immense Philippe Starck évoque avec Numéro les coulisses de sa création.

Propos par Thibaut Wychowanok.

Philippe Starck à coté de la chaise médaillon réinventée pour maison Dior © Till Janz

Numéro : Qu’est-ce qu’une “bonne” chaise ? Est-ce une belle chaise ?

Philippe Starck : Une bonne chaise, pour un designer, c’est parvenir à la réussir. Pourquoi tous les designers veulent-ils créer des chaises… et pourquoi ne réussissent-ils pas tous ? C’est un passage obligé, un passage très difficile. Une chaise, au millimètre près, peut être une réussite comme un échec. C’est très étonnant et c’est ce qui me passionne. Je travaille toujours en prenant en compte des paramètres économiques, écologiques et les nouvelles technologies. Mais avant tout, la question qui m’intéresse demeure : “Suis-je capable, même avec telle matière, telle idée écologique ou économique, de le faire ?” Cependant ces questions relèvent du designer, donc on s’en fiche un petit peu. Pour les gens qui ne sont pas designers – et tant mieux pour eux ! –, c’est une chaise qui va leur permettre de s’asseoir confortablement, sans avoir pris un crédit pour pouvoir se l’offrir. Une chaise qu’ils ont trouvée facilement, sans perdre un mois à la rechercher sur Internet ni avoir à conduire cinq jours pour se la procurer. C’est une chaise devant laquelle ils n’auront pas d’admiration. Être en admiration devant une chaise, c’est avilissant pour un humain. Une bonne chaise est également une chaise qui ne se démodera pas, une chaise intemporelle, une chaise que chacun pourra léguer à ses enfants, ses petits-enfants et peut-être plus si affinités. Une chaise qui sera durable. Une chaise écologique, recyclée, recyclable, biosourcée et surtout durable. Car autant nous devons nous battre contre les sacs plastique dont nous nous servons seize secondes, autant nous ne pouvons avoir le même regard sur une chaise faite de deux ou trois kilos de plastique, qui durera cinquante ou cent ans.

 

En quoi la chaise médaillon de Dior vous passionne-t-elle ?

C’est une icône issue de l’inconscient collectif de l’Occident. C’est-à-dire que, si l’on demande à quelqu’un dans la rue de dessiner une chaise, il dessinera certainement une chaise médaillon Louis XVI. Et moi, j’ai une passion pour l’inconscient collectif, parce qu’il ne ment jamais. Le nombre lisse le mensonge. Il va jusqu’à le supprimer. Cette chaise médaillon, ce n’est pas Louis XVI qui l’a dessinée. Mais il l’a voulue. En revanche, c’est une double icône parce que Christian Dior, lui, l’a nommée icône. L’aurait-elle été si Christian Dior n’avait pas dit : “C’est une icône” ? On ne sait pas. Christian Dior l’a portée sur le devant de la scène, en pleine lumière. Moi qui adore travailler sur les icônes, là, j’avais à ma disposition une double icône. Toute la matière pour travailler sur l’icône de l’icône. Face à cela, il faut être très humble et suivre des paramètres très précis. L’un des paramètres fondamentaux a été de la nettoyer entièrement.

La chaise médaillon réinventée pour maison Dior par Philippe Starck © Till Janz

Comment nettoie-t-on une chaise ?

Il s’agit de retirer la graisse, tous les artifices décoratifs. Aller à la racine carrée des choses jusqu’au moment où, comme après avoir divisé et divisé un nombre, on atteint le nombre premier. La chaise Miss Dior est un nombre premier. On ne peut plus retirer quoi que ce soit. L’intérêt d’atteindre le minimum est d’être au centre de la cible, à l’os, à l’épine dorsale. Nous sommes dans l’âme, dans l’esprit, dans la légitimité d’exister. Et lorsqu’on arrive à ce résultat, je peux garantir, en tant que nettoyeur de cette icône, que c’est une chaise faite pour être transmise, pour durer éternellement. Cependant, elle pourrait très bien durer “intellectuellement” parce qu’elle a été bien nettoyée, mais ne pas durer matériellement parce que la matière s’est détériorée. J’ai donc choisi l’aluminium parce que c’est une matière écologique, recyclée, recyclable et très légère. C’est une très belle matière qui m’a permis d’atteindre cette section minimum du minimum, et tellement solide qu’elle est vouée à prendre le chemin de certains tabourets égyptiens datant de 2 000 ou 3 000 ans avant Jésus-Christ que l’on retrouve quasiment intacts aujourd’hui. Cette nouvelle chaise médaillon de Dior est un peu une sorte d’ultime. Ultime, parce qu’on ne peut pas faire moins pour avoir autant.

 

La chaise Miss Dior, votre réinterprétation de la chaise médaillon, est disponible en différentes matières et couleurs…

Je ne suis qu’un nettoyeur et je n’ai pas imposé mon goût. Il était hors de question de choisir une couleur. En revanche, je pouvais choisir un métal puisqu’elle est faite de ce matériau. J’ai donc choisi des métaux qui faisaient sens pour moi. L’aluminium, c’est la technique froide, c’est le minimum. Le cuivre rose, c’est la technique douce. L’or fait référence au sacré, comme on l’entend chez Lacan ou chez Freud. Et enfin le chrome noir laisse place au mystère, à la “sombritude”, ce qui m’intéresse énormément parce que je suis un peu un garçon “sombritu”. Il existe trois versions : la chaise, sans accoudoirs donc, le fauteuil, avec deux accoudoirs, et la chaise à un seul accoudoir. Pourquoi un seul accoudoir ? La vraie réponse est “pourquoi pas”, mais comme ce ne serait pas suffisant, c’est “parce que vous êtes chez Christian Dior”. Je me souviens d’une photo de Marlene Dietrich prenant la pose avec une main placée comme s’il n’y avait qu’un seul accoudoir. J’ai toujours trouvé cette pose extrêmement élégante et hiératique. C’est cela la haute couture. Cette chaise ne pouvait exister que pour une maison de haute couture comme Christian Dior.

 

Chaque chaise impose une attitude…

Votre structure osseuse rencontre une autre structure osseuse. Et comme là je travaille avec des formes totalement biomorphiques, il y a une harmonie. J’ai également fait en sorte de soigner un certain angle afin que l’on soit toujours élégant.

La chaise médaillon réinventée pour maison Dior par Philippe Starck © Till Janz

Vous parlez de “sombritude”. Que voulez- vous dire ?

Je suis quelqu’un de naturellement sombre, c’est tout. Ça ne s’explique pas. J’aime bien le mystère. J’aime explorer l’arrière, le décor, quand il fait sombre. J’aime la ruelle où le soleil ne va jamais. J’aime la grotte dans laquelle il y a l’ours. J’aime toutes ces choses parce qu’il y a de la richesse, un potentiel d’histoires, de rêves, de surprises. Dans la nuit, il y a toujours quelque chose qui émerge, et l’émergence du sombre est magnifique, surtout s’il émerge de peu et s’il reste à l’étape d’évocation.

 

Pourquoi ne faut-il pas admirer une chaise ?

En général, il ne faut avoir d’admiration pour rien. Parce qu’admirer est quelque chose qui peut être négatif. Il y a ce que vous admirez, puis vous, en bas, dans l’autre sens. Il n’y a pas de matériau ou de matérialité qui mérite l’admiration. Il y a des personnes, des grands scientifiques, des grands hommes politiques. Il y a des gens extraordinaires. Alors là, il faut vraiment les admirer et leur dire. Mais une matière, non. En aucun cas.

 

Mais peut-on tout de même regarder une chaise comme une œuvre d’art ?

L’intérêt aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de diktats. Chacun a le droit de regarder les choses comme il le souhaite. Les gens ont même le droit de ne pas regarder. Ce qu’il faut éviter, c’est de trop regarder. Donc, si quelqu’un voit cette chaise Miss Dior comme une œuvre d’art, il aura raison. Si un autre la voit comme une chaise, il aura aussi raison. Si quelqu’un la voit comme un symbole culturel, il aura encore raison. Enfin si quelqu’un la voit comme la dernière connerie de Starck, il aura également raison.

 

La chaise Miss Dior de Philippe Starck est disponible en précommande sur www.dior.com