On a visité le laboratoire secret de Ross Lovegrove, designer star célébré au Centre Pompidou
Inspiré depuis toujours par la nature, le designer britannique est célébré ce printemps au Centre Pompidou avec une exposition impressionnante qui a ouvert ses portes ce 12 avril. Numéro l’a rencontré à Londres à l’occasion de sa collaboration avec la maison Mumm.
Par Thibaut Wychowanok.
“Un croisement entre un Muséum d’histoire naturelle et un laboratoire de la NASA.” Pour décrire l’atelier de Ross Lovegrove, on ne trouvera pas mieux que cette formule du designer lui-même. De l’extérieur, le lieu se fait pour tant discret. Dans cette petite rue de Notting Hill, nulle plaque pour indiquer la présence du studio, construit de toutes pièces par l’ar tiste gallois et sa femme, l’architecte Miska Miller. À mille lieues du star-système, des Starck ou des Newson, Ross Lovegrove s’est, lui aussi, montré plutôt discret après s’être fait les dents sur des projets cultes (le Walkman de Sony, les ordinateurs d’Apple) et ses premiers succès dans les années 90.
Pour prendre la mesure de son art, il faudra pénétrer à l’intérieur de l’atelier, découvrir son allure de vaisseau spatial rétroéclairé et voir s’y déployer sur deux niveaux l’esthétique organique, véritable signature du créateur. Au rez-de-chaussée : un cabinet de curiosités réunissant ses objets aux courbes végétales et ses maquettes imprimées en 3D, les dizaines de carnets de croquis de ce dessinateur d’exception et… une tête d’éléphant. Au sous-sol : une petite équipe af fairée sur des ordinateurs. Entre les deux, l’épine dorsale du bâtiment : un escalier en colimaçon conçu par Lovegrove lui-même telle une sculpture blanche en lévitation et aux allures, au choix, de séquence ADN ou de squelette de dinosaure. “ADN, tranche le designer. C’est même le nom de l’escalier.” Et sur tout l’acronyme recouvrant les forces à l’oeuvre chez Lovegrove : art, design et nature.
Haute silhouette à la barbe blanche et aux yeux rieurs, beau parleur conscient de son charme et de l’impact de ses longs discours passionnés, jouant volontiers avec un bâton qui traîne comme par hasard dans son atelier, Lovegrove cultive son allure de pèlerin écologiste sympathique. Le designer n’en a pas moins une idée très arrêtée de son statut. “Je suis un artiste, résume-t-il, pas un designer de sofa ou d’automobile. Ne me demandez pas de réparer votre voiture ! Je ne suis pas un vendeur, je n’ai même pas de plaque devant mon atelier.” C’était donc cela. Le Britannique revendique d’ailleurs trouver l’inspiration seul, dans les dessins qu’il réalise consciencieusement sur les pages de sublimes carnets en cuir fabriqués sur mesure. “Je n’ai pas de voiture de luxe, je ne fume pas. Tout mon argent part dans la culture”, revendique cet esthète collectionneur, amoureux d’art africain et de Léonard de Vinci, de David Bowie et de son “ami Issey Miyake”.
Le Centre Pompidou offre ce printemps une rétrospective à Ross Lovegrove, une exposition en forme “d’expérience artistique où il sera davantage question de créer des ambiances et de susciter des sensations que de proposer des descriptions techniques”, précise-t-on à l’atelier. Très opportunément, on nous confie alors que l’atelier de Ross Lovegrove, justement, est situé “vraiment sur le même palier, juste à côté” de l’ancien studio londonien de David Hockney… un artiste, comme Ross Lovegrove. Et comme pour le rappeler au visiteur insouciant, une sculpture au style très Henry Moore (l’artiste mort en 1986 fait par tie de son panthéon), trône au milieu de son repaire. “L’artiste est un philosophe, commente Lovegrove. Il ne pense pas seulement à ce qu’il fait mais aussi à la vie et au monde.” Amen.
Second pilier chez Lovegrove, le design se voit attribuer des facultés tout aussi admirables que l’art. En premier lieu, celle d’éduquer. “J’ai toujours détesté les gens qui ne savaient pas manger, s’emporte-t-il. En tant que designer industriel, j’ai le pouvoir de changer cela. Lorsque je crée une cuillère, j’imagine un objet qui, par sa seule forme, influera sur la manière dont vous la tiendrez. Le design forme un langage non verbal universellement compréhensible.” La nouvelle bouteille Cordon Rouge des champagnes Mumm forme, à cet égard, un chef-d’oeuvre de la langue “lovegrovienne”. Créée pour les 140 ans de la cuvée, la bouteille se fait le réceptacle de tout son vocabulaire, à commencer par l’“essentialisme organique” dont Lovegrove s’est fait le prophète. Derrière cette expression barbare, une pratique simple : “Toujours aller à l’essentiel, alléger l’objet de toute graisse super flue et l’imaginer comme si un processus organique avait présidé à sa destinée.” Dans le cas de sa célèbre table Gingko (entrée dans les collections du Centre Pompidou), les pieds semblent avoir poussé pour fleurir en feuilles de trèfle formant le plateau. Pour ses chaises et ses fauteuils Moroso, la matière s’est propagée comme par nécessité naturelle tel un liquide vivant laissant ici et là des espaces vides sur les dossiers.
La bouteille Cordon Rouge, elle, se veut plus écologique en s’allégeant en verre. Sa silhouette se fait plus féminine, son col plus élégant. L’étiquette disparaît au profit d’un unique ruban rouge creusé à même la bouteille. La main s’y glisse naturellement lors de la préhension, preuve, s’il en fallait encore une, de la capacité de Lovegrove à prendre en compte le corps, son mouvement et sa manière d’interagir avec l’objet. C’est une évidence. “Mon travail consiste à trouver la solution ‘inévitable’. Pour cela, je m’efforce de revenir à l’objet originel et de ne pas m’imposer les contraintes issues de son histoire et de ses évolutions. Je dis toujours la même chose à mes clients. Si c’est un succès, vous pourrez toujours dire que c’est vous qui m’avez trouvé. Si c’est un échec, vous n’aurez qu’à rejeter la faute sur ce ‘foutu designer londonien qui n’en a fait qu’à sa tête.’” Dans un cas comme dans l’autre, j’aurai injecté 100 % de mon ADN dans le projet.” Art, design et nature : la sainte trinité obsessionnelle de Lovegrove.