10 oct 2024

Les chefs-d’œuvre de l’Arte povera s’exposent à la Bourse de commerce

On aura rarement vu une exposition d’une telle ampleur consacrée à l’Arte povera. La Bourse de commerce présente jusqu’au 20 janvier non moins de 250 œuvres d’exception, dressant un passionnant, et toujours vivant, panorama des chefs-d’œuvre du mouvement italien, d’Anselmo à Pistoletto, de Kounellis à Penone, de Calzolari aux Merz. Immanquable.

Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.

Vue de l’exposition « Arte Povera », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2024.
© Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier.
Photo : Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection.

On savait depuis longtemps François Pinault féru d’Arte povera, ce mouvement italien théorisé par Germano Celant à la fin des années 60 et entré dans l’histoire de l’art en majesté. Mais jamais les espaces du collectionneur n’avaient accueilli une exposition dédiée d’une telle ampleur : 250 œuvres, pour la plupart historiques et emblématiques, issues pour beaucoup de sa collection (une cinquantaine) et de celle du Castello di Rivoli de Turin (musée incontournable concernant l’Arte povera). 

L’événement, ouvert depuis le 9 octobre, offre un impressionnant panorama de chefs-d’œuvre : d’Anselmo à Pistoletto, de Kounellis à Penone, de Calzolari aux Merz. Mais, pour autant, il ne peut se réduire à une collection de hits tant la volonté de dépasser les caricatures (un Arte povera réduit à l’utilisation de matériaux pauvres) et d’offrir une plongée sensible au sein des œuvres transparaît.

De la Rotonde accueillant les pièces historiques des premières années, aux salles consacrées aux treize principaux protagonistes, sans oublier les dialogues avec les œuvres qui les ont influencés ou avec des artistes contemporains comme David Hammons, l’exposition évite l’écueil de la momification muséale pour proposer une expérience vivante où s’entremêlent alchimie, conscience politique et lien avec la nature et l’Univers. 

Numéro art a rencontré sa commissaire, Carolyn Christov-Bakargiev, éminente spécialiste de l’Arte povera et ancienne directrice du Castello di Rivoli. Elle nous éclaire sur les enjeux du mouvement et sur leur pertinence aujourd’hui.

Vue de l’exposition de Pier Paolo Calzolari, Galerie nationale du Jeu de paume, Paris (1994). © Courtesy of Kamel Mennour. © ADAGP, Paris, 2024
Vue de l’exposition de Pier Paolo Calzolari, Galerie nationale du Jeu de paume, Paris (1994). © Courtesy of Kamel Mennour. © ADAGP, Paris, 2024

L’interview de Carolyn Christov-Bakargiev, commissaire de l’exposition “Arte povera” à la Bourse de commerce

Numéro art : D’où vient l’expression “Arte povera” ?
Carolyn Christov-Bakargiev : L’expression “Arte povera” a été inventée par le critique d’art Germano Celant, qui nous a malheureusement quittés pendant le Covid. Nous sommes à la fin du mois de septembre 1967. Celant n’a que 27 ans. Et où invente-t-il l’expression ? Dans l’exposition qu’il intitule Arte povera – Im Spazio à la Galerie la Bertesca de Gênes, fondée un an auparavant, en 1966. Avec ce titre, Celant met en équivalence la réduction phénoménologique du réel inscrite dans l’expression “Arte povera” soit une pauvreté et une réduction de l’expérience, avec Im Spazio [Immagine Spazio ou “Espace de l’Image”]. Un concept très important puisque l’Arte povera a pratiquement inventé ce que nous appelons aujourd’hui l’installation, et donc un rapport particulier à l’espace. 

L’installation est un lieu fluide où l’on ne sait pas où commence l’œuvre et où elle se termine. Surtout, le spectateur est partie prenante de cette scène presque théâtrale. Au sein de l’œuvre, nous prenons conscience d’une différence, d’un changement, d’une métamorphose des éléments. L’alchimie forme à cet égard un courant important pour comprendre l’Arte povera. La transformation à l’œuvre est un passage d’énergie. Un mouvement d’énergie observé partout dans la nature, et présent au sein même de notre corps à travers nos synapses. Il y a dans l’Arte povera une grande vitalité biologique ou électrique, énergétique, qui appelle le public à être alerte et à se sentir vivant. Comme le vivant, il doit se sentir dans un flux de l’énergie.

Mario Merz, Igloo objet cache-toi (1977), Aluminium, pince en C, grillage, verre, néon et transformateur, 185 × 365 cm. Pinault Collection. © Courtesy the artist.
Mario Merz, Igloo objet cache-toi (1977), Aluminium, pince en C, grillage, verre, néon et transformateur, 185 × 365 cm. Pinault Collection. © Courtesy the artist.

Assistait-on en 1967 à la naissance d’un mouvement d’avant-garde ? 
Ce groupe, par rapport aux autres artistes de la même époque ou aux mouvements d’avant-garde du début du XXe siècle, ne s’est jamais opposé aux mouvements du passé. Les artistes n’ont pas écrit de manifestes. Ils formaient plutôt une espèce de vague agrégation d’amis qui partageaient certaines convictions et certaines pratiques. C’était un état d’esprit : une œuvre d’art pouvait ne pas être un tableau ou une sculpture, mais une expérience d’appréhension et de compréhension du monde qui passait par la relation à certains matériaux.

Donc l’œuvre n’était pas dans les matériaux, mais dans la relation que l’on avait avec eux. Bien entendu, nous sommes alors dans une époque marquée par le structuralisme. Donc l’idée de définir une œuvre non pas comme un objet absolu, mais plutôt comme quelque chose qui serait en relation avec d’autres objets, dans une structure de relations, est très importante. 

Vue de l’exposition “Arte Povera” à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2024. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection.

L’œuvre dans sa plus simple existence, c’est-à-dire quelque chose qui existe dans le présent. Et quelque chose qui existe dans le présent ne se mesure que par sa différence, par contraste.

Carolyn Christov-Bakargiev

L’Arte povera doit-il beaucoup au théâtre pauvre de Jerzy Grotowski ? 
Depuis le début des années 60, les revues et les magazines italiens s’étaient fait l’écho du théâtre expérimental de Grotowski qui a initié l’idée selon laquelle l’art et la vie étaient la même chose. Avec le théâtre pauvre, Grotowski pose surtout cette question : Que peut-on enlever? On enlève tout, excepté ce qui est essentiel au théâtre, c’est-à-dire l’acteur. Et l’acteur, jusque-là, ce n’était pas grand-chose. Dans le théâtre, il y avait surtout le metteur en scène, l’auteur, etc.

Si on applique cela à l’Arte povera, que reste-t-il ? Il reste le spectateur, comme dans le théâtre pauvre, et l’œuvre. L’œuvre dans sa plus simple existence, c’est-à-dire quelque chose qui existe dans le présent. Et quelque chose qui existe dans le présent ne se mesure que par sa différence, par contraste. On ne voit une chose que si elle change. Il faut donc une transformation énergétique. On perçoit la chose parce qu’on perçoit qu’il y a une énergie de transformation à l’œuvre. 

Une œuvre relevant de l’Arte povera n’est donc jamais une représentation du réel? 
Non, ce n’est pas une représentation, c’est du réel. Mais ce n’est pas non plus un objet trouvé comme chez Marcel Duchamp. C’est une chose du réel et en même temps un signe linguistique. Comme un alphabet, un langage. Quand j’étais jeune, Jannis Kounellis me disait : “Carolyn, c’est très simple. Imagine une scène de théâtre. On peut y mettre du charbon et c’est du vrai charbon. Et en même temps, ce charbon est du langage sur la scène. C’est un signe du charbon, un symbole du charbon. Et c’est quand même du charbon. Ce que nous avons fait [les artistes de l’Arte povera], c’est transformer la galerie et le musée en scène, c’est-à-dire considérer l’espace d’exposition comme une scène théâtrale.”

Giuseppe Penone, Rovesciare i propri occhi – diapositive (1970). Séquence de six diapositives. Collection de l’artiste. © Courtesy of Gagosian Gallery. ADAGP, Paris, 2024.
Giuseppe Penone, Rovesciare i propri occhi – diapositive (1970). Séquence de six diapositives. Collection de l’artiste. © Courtesy of Gagosian Gallery. ADAGP, Paris, 2024.

Comment comprendre l’expression même d’“Arte povera”, qu’on réduit trop souvent à l’utilisation de matériaux pauvres ? 
Comme je viens de l’exprimer, l’idée de povertà [“pauvreté”], qui vient du latin pauper, ne peut se réduire à la seule question des matériaux. C’est également une pauvreté de technique. Une pauvreté dans le sens de l’élémentarité de la relation avec le spectateur. C’est aussi l’idée qui est pauvre, c’est-à-dire qui est élémentaire. C’est donc une erreur de définir l’Arte povera comme l’art des matériaux pauvres. La pauvreté doit s’entendre dans un sens complet, à la manière de saint François d’Assise, du franciscanisme et de son alta povertà, sa haute pauvreté. On ne peut pas réduire l’ordre franciscain en disant que ses membres s’habillaient avec des tissus pas chers… C’est la même chose pour l’Arte povera. Saint François d’Assise considérait toute la création au même niveau, l’humain et le non-humain. Il parlait même aux oiseaux. Encore un lien avec l’Arte povera..

Où prend fin cette installation ? Ni dans la Rotonde, ni dans la Bourse de commerce, ni à Paris. Nous sommes dans le monde, sur le globe. Et nous, spectateurs, sommes au centre de cette infinité.

Carolyn Christov-Bakargiev
Vue du parvis de la Bourse de Commerce — Pinault Collection, Paris 2024. Giuseppe Penone, Idee di Pietra (2010). Mario Merz, Fibonacci Sequence (1984). © Pinault Collection/ ADAGP, Paris, 2024.. Photo : Romain Laprade.

Quel rapport au monde et à la nature entretient l’Arte povera? 
Prenons l’exemple d’une œuvre de Giovanni Anselmo. C’est un petit objet d’à peine 30 cm en Formica noir. Un matériau nouveau à l’époque. Les artistes de l’Arte povera utilisent tous les matériaux à leur disposition – des arbres comme de l’Eternit (un Fibrociment qui contenait de l’amiante, qu’à l’époque nous ne connaissions pas) –, ce qu’on appelle naturel comme ce qu’on appelle artificiel, sans distinction. Tout est matière et énergie en transformation.

Dans l’œuvre d’Anselmo, qui est placée dans la Rotonde de la Bourse de commerce, que voit-on ? Une boussole avec une aiguille magnétique. Et tout de suite, on lève les yeux et on se rend compte que le nord est là, que le pôle Nord est là, que le sud est là, que les États-Unis sont là, que Londres est là. On voit où est l’Asie, l’Afrique. On est dans une exposition à Paris, mais on n’est pas du tout coupé de l’Univers. On se sent orienté par le magnétisme, la Terre, le fait que la Terre tourne sur elle-même et tourne autour du Soleil.

Où prend fin cette installation ? Ni dans la Rotonde, ni dans la Bourse de commerce, ni à Paris. Nous sommes dans le monde, sur le globe. Et nous, spectateurs, sommes au centre de cette infinité. Donc chaque point dans l’Univers “polycentral”, polycentrique. Beaucoup d’œuvres de l’exposition sont de cet ordre et forment une superposition de “polycentres”. 

Jannis Kounellis, Senza titolo (Margherita di fuoco) [1967]. Fer, bec avec collecteur, tuyau en caoutchouc. © ADAGP, Paris, 2024.
Jannis Kounellis, Senza titolo (Margherita di fuoco) [1967]. Fer, bec avec collecteur, tuyau en caoutchouc. © ADAGP, Paris, 2024.

Vous évoquiez plus tôt la pauvreté de la technique. Quel regard portent ces artistes sur les beaux-arts ou l’artisanat ? 
Il est moins question de considérer les beaux-arts que de célébrer la pauvreté de l’artisanat, des techniques du faire qui ont parcouru la Méditerranée depuis des milliers d’années. Qu’est-ce que couler du bronze? Couper du marbre? Broder un tissu? Souffler du verre? C’est une célébration du travail dans sa simplicité, de l’indigénéité de certaines traditions des montagnes, par exemple, des gens qui savent couper la pierre pour la façade d’une église. Oui, une célébration de certaines traditions indigènes méditerranéennes plus que de l’idée du chef-d’œuvre de Michel-Ange. 

Vous émettez l’hypothèse que l’Arte povera est l’un des rares mouvements nés en Occident à ne pas être rejeté par le Sud global. Pourquoi? 
L’Arte povera est aujourd’hui aimé par des artistes du monde entier, alors que le minimalisme peut parfois être écarté.Je crois que cela tient pour beaucoup au lien très ancien entre l’Arte povera et la Méditerranée. À la fin des années 50, au début des années 60, l’Italie est encore une civilisation agricole et rurale qui n’a pas beaucoup développé une bourgeoisie comme en France et en Angleterre. En revanche, la rapide modernisation du pays a créé une grande migration du sud du pays vers le nord. La vie très agricole et rurale s’inscrit dans celle de l’ensemble méditerranéen qui, à l’époque, était une sorte de Sud global.

Vue de l’exposition “Arte Povera” à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2024. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection.

Ce monde de l’après-guerre italien trouve donc ses sources dans la Méditerranée, c’est-à-dire dans l’eau, le flux, les communautés côtières fondées sur la navigation et sur la coévolution des cultures latine, grecque, nord-africaine, arabe, chrétienne, musulmane, juive… D’ailleurs l’Italie a entretenu des relations constantes avec l’Empire ottoman et partagé un ensemble stratifié d’histoires et de mythes, qui n’a rien à voir avec la vision progressive et linéaire de l’histoire typique de l’Europe du Nord. C’est une vision de l’histoire au contraire marquée par des répétitions et des motifs circulaires, faite de flux et de reflux.

L’Arte povera s’inscrit dans ce contexte, et dans cette vision d’un temps circulaire, méditerranéen et mythologique. Cette civilisation est aussi influencée par une notion importante d’équilibre avec la nature, comme décrite par Lucrèce dans De natura rerum, par la science présocratique et les connaissances atomiques d’Héraclite. Ce sont aussi des références majeures pour les artistes du mouvement : De natura rerum était une des lectures préférées de Penone. En dialogue avec l’Arte povera, l’exposition présente une pièce étrusque, car cette civilisation méditerranéenne développait une vision d’équilibre entre le monde animal, végétal et humain. Tout cela explique peut-être, c’est une hypothèse, que l’Arte povera trouve un écho chez les artistes de ce qu’on appelle le Sud global.

L’Arte povera s’inscrit dans la vision d’un temps circulaire, méditerranéen et mythologique. Soit une civilisation influencée par une notion importante d’équilibre avec la nature.

Carolyn Christov-Bakargiev
Alighiero Boetti, Autoritratto (1993-1994). Bronze coulé, système de fontaine et élément chauffant électrique, 200 × 88,4 × 49,5 cm. Pinault Collection.
Alighiero Boetti, Autoritratto (1993-1994). Bronze coulé, système de fontaine et élément chauffant électrique, 200 × 88,4 × 49,5 cm. Pinault Collection.

Comment réaliser une exposition d’Arte povera aujourd’hui avec de nombreuses œuvres par définition fragiles et périssables? 
Conserver ou collectionner l’Arte povera signifie croire qu’une œuvre d’art peut être réelle et non une représentation de quelque chose d’autre, qu’elle peut changer et être sujette à la métamorphose à travers le temps, qu’elle peut être faite de matériaux humbles et que ces matériaux peuvent ne pas avoir une longue durée de vie. Et pourtant, croire aussi que cet art peut rester avec nous à travers les décennies, les siècles, les milliers d’années. Cela signifie qu’il faut considérer à la fois le temps long et l’instant présent. Prendre soin des œuvres de l’Arte povera, c’est comme prendre soin d’un paysage, d’une planète. Ce soin et cette attention font partie de l’expérience de l’œuvre d’art à travers le temps.

La Casa ideale de Calzolari, par exemple, a toujours besoin d’être rejouée. Les igloos de Mario Merz relèvent d’une architecture nomade, ce ne sont pas des structures immuables et stables. Ce ne sont pas non plus des concepts immatériels et mentaux, ni des images. Un paradoxe : la valeur financière des œuvres de l’Arte povera aujourd’hui, des premières œuvres, incite désormais les collectionneurs et les musées à prêter une grande attention à leur conservation. C’est très juste.

Les artistes se sont félicités de ce statut contradictoire, matériel et immatériel. Si nous comprenons l’intention des artistes, nous comprenons leurs œuvres comme des partitions musicales.”

Carolyn Christov-Bakargiev

Cependant, les conservateurs, souvent éduqués à des formes d’art un peu plus conventionnelles, sont parfois si soucieux de maintenir l’immuabilité des œuvres que le cœur même de l’état d’esprit de l’Arte povera, sa vitalité, son caractère provisoire et sa capacité à changer, à apparaître et à disparaître, risquent de se perdre.

L’Arte povera est à la fois matériel et immatériel, physique et mental. Mario Merz me disait toujours : “L’igloo apparaît et disparaît.” Chaque fois qu’on le rejoue, ce n’est pas tellement grave si, à travers le temps, ce n’est pas la même branche qu’à l’origine. Les artistes se sont félicités de ce statut contradictoire, matériel et immatériel. Si nous comprenons l’intention des artistes, nous comprenons leurs œuvres comme des partitions musicales. L’Arte povera peut alors être interprété encore et encore comme un pianiste qui rejoue la musique d’un compositeur. Et il est possible alors que l’Arte povera soit éternel.

“Arte Povera”, jusqu’au 20 janvier 2025 à la Bourse de commerce, Paris 1er.

Retrouvez le Numéro art 15 en kiosque et sur iPad à partir du 12 octobre 2024.