9 mar 2020

Yuan Jai fait jaillir les pigments au Centre Pompidou

Jusqu’au 27 avril prochain, le Centre Pompidou présente les œuvres de la peintre et plasticienne taïwanaise Yuan Jai. Désireuse de redonner un élan contemporain à la traditionnelle peinture à l’encre de Chine, cette artiste de 79 ans donne à voir un quotidien aux couleurs intenses et à la douceur soyeuse.

Lorsque le visiteur pose un pied au cinquième étage du Centre Pompidou, une vague de lumière le submerge. Outre la vue panoramique sur la ville de Paris, son œil est immédiatement attiré vers l’univers fantasmagorique et coloré de l’artiste peintre Yuan Jai. Des couleurs roses et orange saillantes se détachent des tons bleus, verts et jaune pastel sur d’immenses toiles de soie, qui mettent en scène une profusion d’animaux sauvages – bœufs, tigres, zèbres, grues, chevaux, carpes… – et de figures humaines dans un no man’s land surréaliste.

 

Suite au don par l’artiste taïwanaise d’une de ses peintures au Centre Pompidou, le musée français lui rend hommage en lui consacrant sa toute première exposition en France, présentant onze de ses œuvres réalisées durant ces deux dernières décennies. Disposés dans une seule salle dont ils habillent les murs, ces grands formats font jaillir une vision contemporaine de l’art calligraphique et pictural traditionnel chinois. Pièce maîtresse de cette sélection donnée par Yuan Jai au musée, l'œuvre Charge (2012) réinterprète la toile Cinq Bœufs du peintre Han Huang (723-787) datant du VIIIe siècle en réinvestissant des thèmes historiques propres à l’art classique de l'Empire du Milieu : on y retrouve une effigie de Bouddha ainsi qu’un bœuf sacrifié, en référence au rituel impérial de la dynastie Tang qui offrait un bœuf chaque année au dieu du ciel et de la Terre. En parallèle de ces symboles spirituels et historiques, la toile incorpore aussi des références contemporaines, à l'instar du taureau en bronze Charging Bull sculpté par l’artiste italo-américain Arturo Di Modica et installé depuis 1989 sur une place publique du quartier de Wall Street à New York. 

Yuan Jai, “Charge” (2012); encre et pigments sur soie, 133 x 204 cm, Centre Pompidou. Courtesy de l’artiste.

Du minéral au végétal puis de l’animal à l’humain, les scènes luxuriantes peintes par Yuan Jai passent d’un règne à l’autre sans distinction, comme si chaque élément et détail se mettait au service d’un immense paysage. La représentation foisonnante d’habitations remplies d’objets du quotidien dans la toile Au loin (2018) – où des vases de porcelaine se fondent dans des silhouettes qui évoquent des poissons, sans doute des carpes, pris dans ce qui semble être une ou plusieurs maisons à étage – contraste avec l’onirisme de la toile Vision fugitive d’un cygne (2018) qui dépeint l’ascension d’un homme ailé, vision hybride d’une figure humaine et d’un cygne. Tout le travail de Yuan Jai se caractérise par une volonté de brouiller les frontières, aussi bien plastiques que symboliques, notamment à travers des jeux de transparence qui tendent à fondre les éléments représentés les uns dans les autres. L’effet d’aplanissement qu’elle obtient par l’absence de perspective déconstruisent la hiérarchie présente entre chaque objet. Oscillant entre le quotidien prosaïque et l'allégorie poétique, l’œuvre de Yuan Jai forme une vision de la peinture comme expression d'un récit hybride et pluriel.

Rejetant l’utilisation du noir profond qui prévaut généralement dans l’art traditionnel chinois ainsi que les effets d’effacement qui dotent la toile d'une texture vaporeuse et nébuleuse, l’artiste de 79 ans se tourne vers des éclats de pigments minéraux aux couleur vives. Azurite, vermillon, orpiment, malachite ornent la soie avec minutie. Contrairement au papier utilisé dans la calligraphie, l’entremêlement des fils de soie sur lesquels l’artiste travaille offre une surface capable de retenir les pigments de couleurs et d’en révéler l’intensité. L’effet de superposition des couches et des formes géométriques donne une profondeur et un relief marqué à la surface lisse et soyeuse – une technique qui n'est pas sans rappeler l'activité de restauratrice de Yuan Jai au musée national du Palais de Taipei pendant trente ans.

 

“Yuan Jai travaille à rebours des dualismes qui imprègnent les récits occidentaux de la modernité”, écrit la commissaire de l’exposition Catherine David. Rappelant parfois l’appréhension de l’espace des peintres surréalistes, l’abondance végétale et animale d'un Douanier Rousseau ou encore le traitement fauviste de la couleur par Henri Matisse – qui sera, suite à elle, mis à l'honneur au Centre Pompidou par une grande rétrospective en mai –, Yuan Jai imprègne son art d’un récit culturel riche où les époques et les régions fusionnent pour ne former qu'un même imaginaire empreint d'une grande délicatesse.

 

Yuan Jai, jusqu’au 27 avril au Centre Pompidou, Paris IVe.