Qui est Vivian Suter, l’artiste qui déploie une jungle de peintures au Palais de Tokyo ?
Depuis les années 80, Vivian Suter peint inlassablement en pleine nature, près de sa maison au Guatemala. Consacrée tardivement, la peintre d’origine suisse connaît depuis quinze ans une notoriété croissante. Au Palais de Tokyo, elle présente jusqu’au 7 septembre une exposition personnelle où plusieurs centaines de ses toiles se rencontrent joyeusement et généreusement pour créer une véritable jungle de formes et de couleurs. Rencontre.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Numéro : Au Palais de Tokyo, vous présentez tout l’été votre exposition personnelle “Disco”, préalablement dévoilée au MAAT, à Lisbonne il y a quelques mois. Ici, près de 500 toiles que vous avez réalisées au cours de ces vingt-cinq dernières années s’accumulent et se superposent sur toute la hauteur des murs, flottent dans le vide, sont pendues et alignées à des structures s’amoncellent près du sol. Comment cette exposition s’est-elle transformée d’un lieu à l’autre ?
Vivian Suter : Toutes les peintures que l’on voit ici étaient présentées à Lisbonne, mais leur ordre d’apparition, leur accrochage et leur disposition dans l’espace sont totalement différents. Au MAAT, elles étaient exposées sur deux étages ; ici, elles sont présentées dans cette grande salle qui dessine une courbe. Mais la principale différence concerne l’éclairage, puisque celui du Palais de Tokyo est naturel grâce à l’ouverture du plafond. Cette exposition comprend également une salle en hommage à ma mère Elisabeth Wild [décédée en 2020], artiste elle aussi, avec une sélection de ses collages accrochée en face d’une de mes plus grandes peintures récentes. Elle mesure, je crois, près de neuf mètres de long.
“Je monte mes expositions comme je peins : de façon très spontanée et intuitive.”
– Vivian Suter
Cette section du Palais de Tokyo est en effet très propice à un accrochage maximaliste qui se déploie sur tous les murs. En 2023, votre compatriote Miriam Cahn y avait elle aussi accroché de nombreuses peintures, très proches les unes des autres. L’architecture curviligne, la hauteur sous plafond et l’éclairage de la salle donnaient une impression débordante de couleurs et de formes, que l’on retrouve dans votre exposition…
Oui, c’est un très bel espace et je suis tellement ravie d’y exposer ! Comme toutes mes œuvres sont réalisées à l’extérieur, les montrer en lumière naturelle a d’autant plus de sens. C’est comme si elles prenaient vie. Depuis que je suis là pour le montage, j’adore voir le soleil entrer dans la salle la journée et se refléter sur ses murs. C’est ce que je vois aussi quand je peins toute la journée, sous les arbres. Les variations entre la lumière et l’ombre.

Comme un clin d’œil à cet accrochage si particulier, on trouve au bout de la salle la maquette de l’exposition, qui permet de voir du dessus et en miniature le projet initial. Est-ce une manière de nous inviter dans votre démarche ?
En vérité, c’est la première fois que je travaille avec une maquette. C’était une idée de François Piron [commissaire de l’exposition au Palais de Tokyo]. La plupart du temps, je déroule mes toiles une par une sans savoir laquelle se cachent dans chaque rouleau, puis les accroche au fur et à mesure, ce qui prend beaucoup de temps. Travailler avec une maquette a donc facilité le processus et m’a donné plus d’assurance pour avancer. À un certain moment, nous sommes dits que la montrer dans l’exposition permettrait d’appréhender mon travail depuis un autre point de vue.
Cela arrive-t-il que, une fois toutes vos toiles installées, vous dérouliez une œuvre que vous auriez aimé accrocher plus tôt, ou ailleurs ? Procédez-vous à beaucoup d’échanges, de réagencements ?
Je ne travaille pas comme ça. Je monte mes expositions comme je peins : de façon très spontanée, et une fois que c’est fait, je ne change plus rien. À l’atelier, il m’arrive de peindre jusqu’à tard dans la nuit et ne plus savoir vraiment à quoi ressemble mon tableau, jusqu’au lendemain matin, où je suis très surprise du résultat. Pourtant, la plupart du temps, je le laisse tel quel, car il capture le moment où je l’ai créé. Ça n’a pas toujours été comme ça : quand j’habitais encore en Suisse, je passais parfois un mois entier sur une peinture ! C’est aussi pour ça que j’ai voulu m’éloigner de mon pays et trouver ma propre voie, sans être influencée par ce qui se passe.
En 1982, vous avez en effet quitté la Suisse pour vous installer à Panajachel, au Guatemala, après avoir découvert la région lors d’un voyage. Vous n’en êtes jamais repartie. Qu’est-ce qui vous a décidée à rester ?
Initialement, je n’aurais jamais pensé m’y installer. J’avais juste loué une maison au bord du lac, près d’une source d’eau chaude. Et puis la beauté du lieu m’a immédiatement conquise. C’était aussi une période où je n’étais plus heureuse en Suisse. Je venais de divorcer, le milieu artistique, ses obligations et ses mondanités me lassaient. Je trouvais que j’étais devenue rigide dans ma pratique et voulais être libre. Quelques années plus tard, ma mère m’a rejointe pour s’installer juste à côté de chez moi. Aujourd’hui, j’y habite toujours, et mon fils et mon petit-fils vivent dans le même village.

Photo : Flavio Karrer.

Vue de l’exposition Vivian Suter, “Disco“, Palais de Tokyo, Paris, 2025. Courtesy de Karma International, Zurich; Gladstone, New York / Bruxelles / Séoul; Gaga, Mexico DF; Proyectos Ultravioleta, Guatemala City. Photo : Aurélien Mole.
Par quoi avez-vous été immédiatement séduite, au Guatemala ?
L’abondance de la nature. Même si, malheureusement, elle diminue sans cesse avec l’augmentation de la population. Là-bas, tout le monde est très connecté avec elle.
Depuis quarante ans, vous peignez presque toujours en extérieur, aux alentours de votre maison en pleine forêt. Vous avez dit un jour : “les couleurs ne sont pas choisies en fonction de ce que je vois, mais de ce que je ressens”. Bien que la plupart de vos toiles pourraient être qualifiées d’“abstraites”, certaines formes reviennent plus souvent que d’autres, comme les cercles, qui rappellent parfois des planètes….
La façon dont je peins est en effet complètement intuitive. Je ne travaille jamais d’après photographies. Je tire mon inspiration de la nature et de mon environnement immédiat, que ce soit sous les arbres ou en haut de la montagne. Les cercles sont récurrents car ils sont présents partout dans la nature, des plantes aux gouttes d’eau. Pour moi, ils incarnent ce que j’aime le plus, le mouvement, celui de mon corps et de mes pinceaux. Mon travail est très physique.
“L’inondation de mon atelier m’a incitée à envisager mes tableaux
comme des matériaux vivants.” – Vivian Suter.
En 2005, un ouragan majeur a frappé le Guatemala, inondant votre atelier et détruisant beaucoup de vos œuvres. Rétrospectivement, vous considérez ce drame comme un tournant majeur dans votre travail. Pourquoi ?
Cet ouragan m’a invitée à mieux accepter la nature. Mon atelier s’était alors retrouvé rempli de boue, au point que celle-ci laisse une ligne horizontale sur toutes les peintures accrochées aux murs, là où l’eau avait monté. Leur partie supérieure est restée en assez bon état, tandis que leur partie inférieure était souillée. J’ai d’abord vu ça comme une terrible catastrophe, puis cela m’a incitée à envisager mes tableaux comme des matériaux vivants qui témoignent de la destruction, de la décomposition et de la régénération de la nature. Depuis, j’aime livrer mes peintures aux intempéries, à la lumière, au vent, à la pluie. La nuit, je les laisse dehors et elles se transforment parfois totalement sans mon intervention. Mes trois chiens [dont Disco, qui donne son titre à l’exposition] y laissent eux aussi régulièrement leurs empreintes.

Au Palais de Tokyo, vous présentez plusieurs dizaines de toiles sur de hautes structures, où celles-ci sont pendues à des lattes de bois, les unes à côté des autres. Ce dispositif original est devenu l’une de vos signatures. D’où vient-il ?
C’est comme cela que je range mes tableaux après les avoir laissés sécher. J’ai toujours rêvé de les exposer ainsi. Pour moi, l’ensemble forme comme une sculpture.
Cette succession des toiles les unes derrière les autres crée en effet une vibration visuelle assez saisissante. Mais en tant que spectateur, on doit également accepter de ne pas voir la totalité de l’œuvre, partiellement dissimulée par ses voisines…
J’aime tout ce qui est caché. Les pensées cachées, la part de mystère du monde… Selon les expositions, ces structures sont plus ou moins ouvertes et les œuvres plus ou moins espacées. Ici, leurs intervalles sont plutôt réguliers, ce qui me plaît bien.
Vous avez connu une notoriété internationale assez tardive, en 2011, lorsqu’Adam Szymczyk, alors directeur de la Kunsthalle Basel, a commencé à présenter votre travail dans des expositions collectives, personnelles puis à la Documenta. Depuis, vous n’avez cessé d’exposer à travers le monde et travaillez également avec plusieurs galeries internationales telles que Gladstone et Karma International. Et malgré cet ancrage dans le monde institutionnel et le marché de l’art, aucune de vos œuvres n’est à ce jour datée, titrée, ni signée…
Pour moi, les dates et les titres n’ont pas d’importance. Je considère mes œuvres comme un tout. Quant aux historiens, je me dis que dans quelques années, ils auront un petit instrument qui leur permettra de savoir exactement où et quand l’œuvre a été réalisée, quel temps il faisait, quelle était la température, le taux d’humidité… (rires). Moi, je m’en souviens rarement.
Vivian Suter, “Disco”, exposition jusqu’au 7 septembre 2025 au Palais de Tokyo, Paris 16e.