Une vitrine, une seule œuvre d’art : la galerie Massimo De Carlo inaugure son premier espace à Paris
En 1989, le marchand d’art italien Lucio Amelio ouvrait “Pièce Unique”, une galerie à Saint Germain-des-Prés dont la particularité était de ne présenter qu’une seule œuvre d’art dans sa vitrine. Près de 32 ans plus tard, le galeriste de renom Massimo De Carlo reprend ce principe en inaugurant à son tour un espace, cette fois-ci situé en plein cœur du Marais.
Par Matthieu Jacquet.
Un espiègle conciliabule se tient en ce moment rue de Turenne. Si les passants de cette grande voie parisienne sont attentifs, ils y découvriront au numéro 57 une enseigne étonnante : derrière une vitre, devant un mur blanc, trois femmes presque identiques sculptées en miniature se font face sur une table blanche à carreaux bleus. Coiffées d’un bonnet vert, vêtues d’une robe rose au décolleté pigeonnant, celles-ci soulèvent leur jupe pour nous montrer… leur derrière dénudé. Entre les magasins de vêtements haut de gamme, les boutiques de design et cafés branchés, le tableau impudique est pour le moins atypique pour cette région du Marais. Mais en bas de la porte d’entrée, deux mots sembleraient nous en dire plus : “Pièce Unique”. Il est vrai, la sculpture est seule entre ces cloisons immaculées et a pignon sur rue, conviant le badaud à un étrange jeu de face à face. La provocation est réussie : une fois l’objet identifié, celui-ci interrompra problablement sa marche, s’étonnera voire passera le pas de la porte, désireux d’examiner de plus près ces triplées polissonnes.
On le comprend rapidement, Pièce Unique est en fait une nouvelle adresse de la galerie de renom Massimo De Carlo. Son principe est simple : occuper un espace ouvert sur la rue dont la vitrine devient le cœur même, présentant constamment une seule œuvre d’un artiste contemporain. Si l’idée paraît originale, le galeriste italien l’a en réalité emprunté à l’un de ses compatriotes, confrères et modèles, le marchand d’art Lucio Amelio, qui inaugurait en 1989 sa propre Pièce Unique en plein Saint Germain-des-Prés, dans le sixième arrondissement parisien. Dans sa vitrine, on pouvait déjà admirer des créations signées par des noms très familiers comme Daniel Buren, Cy Twombly, Christo, George Condo, Andy Warhol ou encore Annette Messager. Comme un hommage, Massimo De Carlo – déjà bien implanté à Milan, Londres et Hong Kong – décide alors en 2020 de racheter le nom et le concept inventés par son prédécesseur et d’installer lui aussi l’adresse à Paris, rive droite cette fois. Confié à l’architecte japonais Kengo Kuma et le studio PiM.studio Architects, l’aménagement du lieu rue de Turenne s’est d’ailleurs réalisé en écho à son homologue germanopratin : dans la pièce d’à peine 50 m2, une grande cloison blanche derrière l’espace vitrine dissimule un large bureau en pierre, tandis qu’un mur en briques écrues, un sol en argile texturé et des poutres apparentes repeintes en blanc signalent une volonté d’équilibre entre épurement et rusticité. Seules deux paires de piliers de bronze patiné érigées devant la vitrine obscurcissent cet ensemble lumineux et encadrent l’œuvre exposée comme les pendrillons d’une scène de théâtre.
Complètement centrée sur la vitrine qui occupe des deux tiers de la salle, Pièce Unique laisse toutefois peu de place à l’intimité des échanges et des rendez-vous privés, ni aux événements mondains qui caractérisent habituellement les galeries d’art – dîners, vernissages… Cela a de quoi surprendre alors qu’en 2020 encore, on était accoutumé aux galeries ouvrant sans cesse des antennes toujours plus vastes, enchaînant événement sur événement et courant les foires du monde entier. Mais dans une période ayant mis le monde de l’art et son rythme effréné en suspens, l’inauguration discrète de ce nouveau lieu le 9 février dernier et son format original pourraient augurer une nouvelle ère pour ces lieux essentiels à l’écosystème de l’art, bien que le projet date d’avant la pandémie. Pour le fondateur de la galerie Massimo De Carlo, cette adresse inédite a plusieurs visées : d’abord, celles “d’offrir aux visiteurs un nouveau rapport à l’œuvre” et “aux artistes la possibilité de se concentrer sur une seule pièce”. Ensuite, de démocratiser l’accès à l’art en laissant sa vitrine visible tous les jours et toutes les nuits, au-delà de ses horaires d’ouverture. Enfin, grâce à sa programmation flexible, d’expérimenter et développer des projets exclusifs avec des artistes extérieurs à la galerie, tout en donnant une visibilité à des noms encore peu exposés en France.
“L’art est toujours une question d’idées, mais jamais une question d’échelle.”
Kaari Upson en est un bon exemple. Plasticienne reconnue à l’international, cette Américaine de 49 ans n’avait encore jamais eu d’exposition personnelle dans l’Hexagone. C’est justement cette lacune, ainsi que sa capacité à “exprimer l’équilibre parfait entre une certaine brutalité et une complexité conceptuelle” qui ont motivé Massimo De Carlo a choisir sa sculpture Clay Baby (m.l.) comme œuvre inaugurale du projet. A la fois tendres et irrévérencieuses, enfantines et grivoises, ses trois figurines en porcelaine interpellent les passants mais également les internautes, qui pourront également bientôt la visionner en direct sur une plateforme digitale dédiée à Pièce Unique par la galerie. En cette période troublée, Massimo De Carlo a en effet tout prévu. Loin de lui l’idée, toutefois, d’ajouter son projet au marasme d’initiatives artistiques virtuelles actuelles et risquer d’en oublier le noyau dur. “Nous traversons un moment dans l’histoire où il nous faut rétablir le rôle central de l’œuvre d’art face au bruit blanc constant qui l’entoure, conclut-il. Nous devons garder à l’esprit que l’art est toujours une question d’idées, mais jamais une question d’échelle.”
Kaari Upson, Clay Baby (m.l.) à Pièce Unique, galerie Massimo De Carlo, Paris 3e.