Tout savoir sur la photographe Viviane Sassen, virtuose de la couleur exposée à la MEP
Chaque semaine, Numéro décrypte le travail d’un artiste contemporain exposé actuellement. Ici, focus sur Viviane Sassen, photographe de renom qui présente jusqu’au mois de février sa première rétrospective en France, à la Maison européenne de la photographie.
Par Matthieu Jacquet.
La photographe Viviane Sassen, virtuose de la couleur
Photographe basée à Amsterdam, Viviane Sassen a fait ses débuts dans les années 90, depuis lesquelles elle a acquis une renommée internationale. D’un côté, en réalisant les campagnes internationales des plus grandes enseignes du luxe, de Dior à Cartier en passant par Hermès, Bottega Veneta et L’Oréal, ainsi que des séries mode et portraits pour des magazines tels que M Le Monde et Dazed. De l’autre, en réalisant des compositions visuelles d’une grande précision, presque picturales, où les mouvements des corps, les lignes des paysages, contrastes et jeux d’ombres et de lumières découpent l’image telles des formes géométriques colorées. Connue notamment pour ses séries réalisées au Kenya, pays dans lequel elle a vécu jusqu’à l’âge de six ans, la Néerlandaise croise dans ses clichés son intérêt pour la nature sauvage et pour l’humain, au travers desquels elle évoque des sujets très intimes tels que l’enfance et le deuil. Plusieurs de ses séries, telles que Flamboya (2004-2008) et Umbra (2014), partent par exemple de la mort de son père, disparu lorsqu’elle avait 22 ans.
Viviane Sassen à la Maison Européenne de la Photographie : une rétrospective majeure
À la Maison Européenne de la Photographie, Viviane Sassen présente jusqu’au 11 février “PHOSPHOR : Art & Fashion 1990-2023”, sa première rétrospective en France. Une exposition très riche dans laquelle on parcourt trente ans de carrière photographique à travers ses séries les plus emblématiques, de ses autoportraits réalisés pour son diplôme de fin d’études à ses récents collages surréalistes de corps hybrides, sortant du cadre pour envahir les murs. Les dizaines de tirages exposés permettent de comprendre l’évolution de sa manière de traduire l’intime, passant tantôt par la nudité des corps et la proximité avec les modèles, tantôt par des paysages dépouillés où triomphe la couleur, qui tendent vers l’abstraction picturale. Au dernier étage, une sélection de ses clichés réalisés pour la mode défilent, projetés sur des miroirs dans une installation à l’image d’un podium. Un volet plus commercial de son travail de la photographe souhaitait distinguer du reste, bien que l’on en apprécie là aussi les incontestables qualités esthétiques.
L’œuvre choisie par l’artiste : la photographie comme peinture abstraite
L’impression chromatique est d’une telle puissance que l’on se croirait devant une toile de Mark Rothko. À l’image des œuvres abstraites qui ont fait la notoriété du peintre américain, actuellement exposé à la Fondation Louis Vuitton, un grand carré d’un rouge intense occupe la quasi totalité du cadre au point d’en recouvrir l’arrière-plan, tandis qu’une ligne d’horizon se dessine dans la partie inférieure de la photographie, scindant le carré en deux pour y faire apparaître en bas un rectangle plus sombre. Immédiatement happé par cette forme écarlate vibrante aux contours flous, l’arrière-plan de l’image émerge peu à peu en filigrane : un désert dépouillé surplombé d’un ciel bleu clair immaculé, qui révèle au loin la silhouette d’une chaîne de montagnes. Derrière l’abstraction de la composition se révèle ainsi, progressivement, son ancrage dans le monde réel. Le titre de cette photographie de 2014, Red Vlei, éclaire alors davantage sur son contenu : terme emprunté à la langue afrikaans, le vlei désigne un marais ou un lac très superficiel apparu dans un paysage aride. Ici, Red Vlei est un jeu de mot avec le Dead Vlei – ou “marais mort” –, grande cuvette d’argile blanche située dans le désert de Namibie, que l’artiste a photographié ici, au loin.
Les mots de Viviane Sassen
“Ma série Umbra est partie de la mort de mon père, qui s’est suicidé quand j’avais 22 ans. Pendant longtemps, j’avais cette peur existentielle de la mort, tellement forte que j’en faisais des crises d’angoisse. Pour moi, la série Umbra était une manière de revisiter cette mort et ce deuil, mais à travers une perspective créative qui déboucherait sur une œuvre. Quand j’ai commencé le projet, je me suis intéressée à l’ombre dans mon travail, et pourquoi celle-ci y avait toujours occupé une place centrale. Après avoir longtemps travaillé les ombres noires, au point de m’en lasser, j’ai réfléchi à d’autres manières plus philosophiques de regarder la mort. J’ai pensé au Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malévitch (1915), mon œuvre préférée de tous les temps : à mes yeux, l’artiste a réussi à représenter l’idée impossible de la mort, que peut se figurer l’esprit de quelqu’un de vivant. Il a réussi à l’amener dans le monde humain en la concentrant dans ce petit carré noir où nous pouvons tous projeter nos sentiments, de perte, d’angoisse, de chagrin, d’espoir… Et cet espace absorbe tout cela, comme le noir absorbe toutes les couleurs.
Dans Red Vlei, j’ai donc souhaité proposer une version plus positive et spirituelle du Carré noir sur fond blanc en passant par la couleur. Pour réaliser cette image, j’ai pris une pièce de plexiglas rouge que j’ai suspendue en l’air. Je l’ai photographiée dans le désert de Namibie en réglant ma profondeur de champ sur le désert plutôt que le carré lui-même, qui apparaît flou tandis que le paysage en arrière-plan est très net.
Après l’avoir terminé mon projet Umbra, j’ai eu l’impression d’avoir fermé un chapitre de ma vie pour en ouvrir un autre. Je suis aussi devenue mère entre temps. Soudainement j’ai eu ce sentiment de liberté qui ma’a amenée à travailler pour la première fois le collage et à peindre sur mes images. Suite à cela, mon travail est devenu plus féminin, et plus ludique.”
Viviane Sassen, “PHOSPHOR : Art & Fashion 1990-2023”, jusqu’au 11 février 2024 à la Maison européenne de la photographie, Paris 4e.