26 jan 2024

Tout savoir sur Ali Cherri, l’artiste-archéologue qui reconstruit l’histoire

Chaque semaine, Numéro décrypte le travail d’un artiste contemporain exposé actuellement. Ici, focus sur l’artiste franco-libanais Ali Cherri, sculpteur et vidéaste à l’affiche simultanément d’expositions à l’Institut Giacometti et au Frac Bretagne.

L’artiste Ali Cherri, archéologue du présent

 

De la vidéo à la sculpture, la pratique d’Ali Cherri s’apparente à un travail d’archéologue, en ce que ces deux sujets principaux rejoignent les thématiques centrales de la discipline : le territoire et l’objet. C’est justement en étudiant ces données existantes que l’artiste, né au Liban en 1976, tente de déchiffré le passé et reconstituer une histoire fragmentée par le temps, et notamment les conflits et les bouleversements géopolitiques. Élevé dans un pays en pleine guerre civile, le Franco-Libanais s’intéresse depuis aux manières de raconter un récit national et réassembler son patrimoine lorsqu’une nation a justement été détruite, et traumatisée. Si ses sculptures à base de terre, de bois ou de pierre mettent souvent en exergue leurs traces d’usure, devenant ainsi les reliques d’une époque déchue, ses films s’intéressent davantage du rapport de l’être humain à la ruine et aux frontières, sujets qui trouvent à notre époque un écho percutant.


Résident de la National Gallery à Londres en 2021, puis lauréat du Lion d’argent à la 59e Biennale de Venise pour sa série de sculptures inédites, l’artiste dévoilait en 2022 son premier long-métrage, Le Barrage, fiction poétique racontant la création secrète – presque magique – d’une sculpture en boue le long du Nil, au Soudan. En parallèle de sa carte blanche à l’Institut Giacometti, il inaugure ce mois-ci au Frac Bretagne à Rennes sa toute première exposition personnelle dans une institution française.

Ali Cherri à l’institut Giacometti : une exposition-dialogue autour du visage

 

Chaque année depuis son ouverture en 2018, l’Institut Giacometti invite un artiste contemporain à s’emparer de l’héritage du célèbre sculpteur suisse du 20e siècle pour proposer un dialogue plastique avec son travail. Après Annette Messager, Douglas Gordon ou encore Rebecca Warren l’an passé, cette carte blanche a été confiée à Ali Cherri qui, comme son aîné, poursuit depuis ses débuts une obsession plastique pour le visage. Parmi les centaines d’œuvres d’Alberto Giacometti présentes dans des collections muséales, de Londres à Marseille, l’artiste franco-libanais a choisi de présenter exclusivement ses sculptures œuvres en plâtre, premiers croquis en volume du plasticien qui témoignent de la spontanéité de son geste, mais aussi têtes délibérément inachevées qui laissent imaginer de potentielles transformations. 

 

Présentées dans un parcours ouvert, ces pièces rencontrent les créations inédites de Cherri, entre visages difformes et bustes hybrides, mettant en exergue la passion partagée par les deux artistes pour les artefacts antiques. Un rappel poétique que la représentation du corps humain reste un leitmotiv universel, et intemporel.

L’œuvre choisie par l’artiste : une drôle de boîte à deux têtes

 

Deux étranges visages blancs nous fixent. L’un, à droite, de ses grands yeux bleus écarquillés qui surmontent un léger sourire. L’autre, à gauche, de ses yeux tombants d’un brun profond, qui le dotent d’une expression bien plus triste. Telles deux faces d’une même pièce, ou des sœurs siamoises, ces têtes agenres semblent vissé dans une forme de pavé blanc – leur corps –, d’où saillit en léger relief deux mains qui s’unissent. Haute d’à peine vingt centimètres, cette sculpture en bois pourrait bien être un coffret, propice à accueillir bijoux et autres trésors. Pourtant, les prothèses oculaires qui s’invitent sur sa surface immaculée dotent l’objet d’une aura étrange, presque mystique, comme si ces esprits jumeaux l’avaient possédé.

 

 

Les mots d’Ali Cherri

 

« L’exposition “Envisagement » est une invitation à engager un dialogue avec l’œuvre d’Alberto Giacometti, où je me pose la question suivante : « Qu’est-ce qu’un visage ? ». Giacometti était intrigué par la façon dont une tête pouvait occuper l’espace et interagir avec son environnement. La tête occupe du volume, tandis que le visage se limite davantage à une surface, et c’est précisément le moment où la tête glisse vers le visage que j’ai souhaité explorer en premier lieu.

 

L’“envisagement”, pour moi, c’est lire le visage en allant plus loin, vers quelque chose qui le sublime. La lecture du visage trouve sa place dans une tradition ancienne, notamment chez les Arabes, où une science pré-islamique déchiffrant les visages n’était pas seulement destinée à comprendre le passé, mais également à anticiper l’avenir, comme on le ferait en lisant les lignes de la main. 

 

Dans l’œuvre Boîte mélancolique, deux têtes semblent fusionner par le destin, scellées par une poignée de main qui s’inscrit dans la tradition antique des mains jointes dans l’attitude de la prière. Cette boîte bicéphale exhale une aura inquiétante. Les regards perçants des deux têtes aux yeux de verre semblent nous scruter, créant une expérience intense et introspective. Ce renversement perceptuel, où le regardeur devient lui-même le regardé, remet en question la position de pouvoir traditionnelle du visiteur dans l’espace muséal. Les visages qui nous dévisagent amorcent une valse mélancolique, un mouvement d’allers-retours empathiques qui suscite une sur le destin des objets au sein des musées.”

 

“Alberto Giacometti / Ali Cherri. ENVISAGEMENT”, exposition jusqu’au 24 mars 2024 à l’institut Giacometti, Paris 14e.

“Ali Cherri. Le songe d’une nuit sans rêve”, exposition du 10 février au 19 mai 2024 au Frac Bretagne, Rennes.

 

 

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