Selle phallique et vêtement-sculpture : la mutation des corps exposée à la Fondation Pernod Ricard
Présentée jusqu’au 28 janvier 2023, l’exposition “La pensée corps” à la Fondation Pernod Ricard orchestre la rencontre entre trois artistes allemands qui sont aussi grands amis : le créateur de mode Lutz Huelle, la plasticienne Alexandra Bircken et le photographe Wolfgang Tillmans. L’occasion de plonger dans leurs œuvres respectives déconstruisant le corps et les genres, mais avant tout dans l’histoire d’un trio proche depuis quatre décennies.
Par Matthieu Jacquet.
Elsa Schiaparelli et Salvador Dalí, Rei Kawakubo et Cindy Sherman, ou plus récemment Raf Simons et Sterling Ruby ainsi que Kim Jones et Daniel Arsham… Les relations – voire amitiés au long cours – entre créateurs de mode et artistes ne sont pas nouvelles. Mais si leur résultat s’est souvent traduit par la simple intégration d’œuvres d’art sur les défilés ou sur les vêtements eux-mêmes, il reste rare que des pièces de mode s’invitent dans les expositions d’art contemporain. Comme si l’espace du white cube restait hermétique au travail des designers, assigné aux musées dédiés à la mode et aux arts décoratifs. Si quelques personnalités déjà ont tenté de briser ce plafond de verre, à l’instar du créateur et artiste Martin Margiela ou de la créatrice iconoclaste Vava Dudu, la Fondation Pernod Ricard a décidé de leur emboîter le pas. Jusqu’au 28 janvier 2023, l’institution parisienne réunit dans une exposition le travail de trois amis : la plasticienne Alexandra Bircken, le créateur de mode Lutz Huelle et le photographe Wolfgang Tillmans, qui y fait une discrète mais pertinente contribution. Car au-delà de leurs différences de profession et de médiums, ces trois Allemands quinquagénaires partagent depuis leur rencontre dans les années 70 de grandes affinités et aspirations.
Une exposition qui retrace l’histoire d’une amitié
Accrochée sur un mur, une selle de vélo dorée et fendue évoquant une forme phallique signée Alexandra Bircken semble faire écho au sac argenté troué par une anse circulaire présenté plus loin. Cet exemplaire du Mistral Bag est l’un des accessoires signature de Lutz Huelle, dont le cuir plissé compose à plat une forme organique proche de celle d’un coquillage. Il côtoie dans l’espace certains de ses vêtements, présentés sur mannequin, qui répondent aux combinaisons de moto ou combinaisons fines couleur chair que la plasticienne allemande a découpées et étalées sur les murs comme des peaux de bête. Le titre de l’exposition, “La pensée corps”, l’annonce d’emblée : les œuvres prennent comme point d’ancrage l’enveloppe corporelle. Mais derrière ce thème émerge avant tout un dialogue amical et artistique entretenu depuis quatre décennies. Celui né dans la Rhénanie à la période de la RFA, lorsque les trajectoires de ces trois adolescents se sont croisées au lycée. Leur amitié s’est alors avérée salvatrice pour Alexandra Bircken et Lutz Huelle, qui tant en raison de leur identité que de leur créativité, se voyaient marginalisés dans les communes qui les ont vus grandir.
Si Wolfgang Tillmans fait son chemin dans la photographie, ses deux acolytes poursuivent leur parcours côte-à-côte, pénétrant ensemble l’enceinte de la très convoitée Central Saint Martins de Londres au début des années 90. Le sentiment de liberté, de foisonnement artistique, et surtout d’avoir enfin trouvé sa communauté est exaltant pour les apprentis designers dans une ville alors à l’âge d’or de sa créativité – c’est d’ailleurs à cette même époque que l’école accueillera entre ses murs John Galliano ou encore Alexander McQueen. Au vernissage de leur exposition, en novembre, Alexandra Bircken et Lutz Huelle se remémoraient cette période avec émotion. Le second n’hésite d’ailleurs pas à dire que c’est lors de ces années londoniennes qu’ “il est devenu la personne qu’il avait toujours voulu être”.
Lutz Huelle et Alexandra Bircken, chefs d’orchestre d’une décontraction des corps
Aujourd’hui encore, Lutz Huelle et Alexandra Bircken sont de ces amis dont la complicité crève les yeux, qui pourraient terminer la phrase de l’autre tant leur vision du monde et de la création se rejoignent. Pourtant, après leurs études, ceux-ci empruntent des chemins différents : le premier passe par le studio de Martin Margiela avant de fonder son label à Paris en 1999, tandis que la seconde, rebutée par l’industrie de la mode et particulièrement par les standards imposés aux mannequins à l’orée du 21e siècle, préfère se spécialiser dans l’art. Discrètement mais sûrement, chacun dans son domaine, parvient à développer une production. Dès le début des années 2000, Lutz Huelle brouille ainsi les frontières entre le genre et les genres, hybridant par exemple des robes plissées avec des sweat-shirts ou des bombers, bien avant que le phénomène ne se répercute sur de nombreux podiums au milieu des années 2010. “Quand la tendance sportswear s’est imposée à Paris, c’était un moment très positif pour moi, explique le créateur, préférant être reconnaissant plutôt qu’amer d’avoir vu certaines de ses idées plagiées. J’avais déjà quinze ans de créations dans lesquelles je pouvais me replonger pour imaginer de nouvelles pièces !”
Suite à sa première exposition personnelle à la galerie BQ de Cologne en 2004, Alexandra Bircken, de son côté, commence à poser les grands principes de sa pratique sculpturale, comme le démantèlement et la recomposition du corps humain et de la machine. Elle découpe des motos pour en révéler le mécanisme, étire textiles et vêtements sur des structures en bois, ou recouvre des mannequins de secondes peaux rapiécées. Là où le créateur allemand transgresse les codes parfois rigides du prêt-à-porter tout en respectant scrupuleusement son calendrier effréné, son amie artiste partage avec lui une approche déconstructiviste tout en poursuivant plus librement l’entreprise de ses aînés Rebecca Horn ou Robert Gober, auteurs d’œuvres hybrides reformant les corps pour repousser les limites de leurs potentialités et de leurs interactions avec son environnement.
À la Fondation Pernod Ricard, une exposition qui encourage la transversalité et questionne la mutation des genres
Réunir des pratiques si différentes dans une exposition reste un défi. En dialogue avec les trois Allemands, la commissaire Claire Le Restif opte à la Fondation Pernod Ricard pour une scénographie ouverte et sobre où l’objet s’incarne et le corps se désincarne au gré des créations. Des Caddies et mitraillettes coupés en tronçons fixés face à face sur le mur blanc, une combinaison de moto portant les traces indélébiles de son utilisation, des mannequins à taille humaine assis l’un derrière l’autre comme dans un avion interrogent le spectateur : au-delà de leur texture et de leurs formes froides, ces “néo-ready-made” d’Alexandra Bircken ne composeraient-ils pas le théâtre de nos relations intimes avec ces objets familiers ? Quant aux silhouettes de Lutz Huelle, comme ce manteau gris à capuche bordé de longues franges rouges ou ce blouson camel dont le polyester rembourré se fond dans du drap de laine, elles trônent, présentées sur des socles, plutôt que sur mannequin. Ainsi transformées en sculptures totémiques, elles se muent en êtres hybrides et spectraux qui semblent flotter dans l’espace.
Comme le souligne elle-même la commissaire de “La pensée corps” : “Cette exposition est d’abord une exposition très sentimentale”. Heureuse surprise de dernière minute, la participation de Wolfgang Tillmans complète le puzzle de l’histoire du trio, aujourd’hui partagé entre Berlin, Cologne et Paris. Un mur de photographies, prises de leurs jeunes années jusqu’à aujourd’hui, témoigne de ces quarante années d’amitié. Si l’exposition aurait pu faire l’économie de vidéos des vêtements de Lutz Huelle portés, ou du moodboard de son studio, ces objets contribuent portant, à leur manière, à transmettre cette sensation d’abstraction des corps, une fois l’artiste sorti du showroom ou du studio de création, tout en affirmant la porosité entre les domaines créatifs, que ces trois Allemands ne cessent d’encourager. Car le créateur et la plasticienne le reconnaissent sans nostalgie : la liberté et la transversalité qu’ils ont connues durant les années 90 n’est plus, mais la nouvelle génération semble réemprunter cette direction. Lutz Huelle conclut d’ailleurs avec son indéfectible optimisme : “L’ouverture encourage l’ouverture. C’est seulement comme cela que l’on peut avancer.”
Alexandra Bircken, Lutz Huelle et Wolfgang Tillmans, “La pensée corps”, jusqu’au 28 janvier 2023 à la Fondation Pernod Ricard, Paris 8e.