8 nov 2022

Rubis Mécénat expose la jeune scène photo de Johannesbourg au sein du parcours PhotoSaintGermain

Présentée jusqu’au 19 novembre en marge de la foire Paris Photo dans le parcours PhotoSaintGermain, l’exposition “Ihubo Whispers” réunit les artistes sud-africains Jabulani Dhlamini et Thembinkosi Hlatshwayo dans un projet visuel centré sur les traces de la mémoire individuelle et collective. Un projet mis en place par le programme Of Soul and Joy, lancé en 2012 par le fonds Rubis Mécénat dans le township de Thokoza pour soutenir les jeunes photographes des quartiers défavorisés de Johannesbourg et ses environs.

Comment traduire par l’image l’empreinte des traumatismes personnels et collectifs ? Et notamment ceux d’un quartier, d’une famille ou même d’un individu dont les existences ont été traversées par la violence ? Tels sont les enjeux des pratiques des photographes sud-africains Jabulani Dhlamini et Thembinkosi Hlatshwayo, tous deux exposés jusqu’au 19 novembre à Paris dans le cadre du parcours PhotoSaintGermain, qui invite à sillonner la capitale française à travers une trentaine d’expositions de photographie durant le mois de novembre. Dans cette proposition en duo inédite, les deux artistes que dix années séparent – le premier est âgé de 39 ans, le second de 29 ans – explorent à travers une trentaine de récents clichés leur propre expérience des quartiers pauvres de Johannesbourg et ses alentours, ainsi que les stigmates que ceux-ci ont laissé sur leur entourage et leur environnement. Réunies dans un espace du sixième arrondissement non loin de la Seine, leurs images témoignent, à travers portraits intimes et discrets, vues d’une nature dépeuplée ou de façades en gros plan ébréchées par le passage du temps et des êtres, des traces d’une violence sociale ancrée dans un paysage urbain mouvant dont les acteurs apparaissent tantôt comme des héros, tantôt comme l’ombre d’eux-mêmes – jusqu’à en devenir presque fantomatiques. Un dialogue fructueux qui s’inscrit dans le programme Of Soul and Joy lancé par le fonds de dotation Rubis Mécénat en 2012 dans le township de Thokoza, au sud-est de la métropole sud-africaine : à travers cette initiative, le fonds permet chaque année aux jeunes étudiants d’un lycée de ce quartier défavorisé de s’initier à ce médium et de rencontrer des intervenants prestigieux du métier tels que David Goldblatt, Roger Ballen ou encore Zanele Muholi. Pour ceux qui souhaiteraient se professionnaliser dans ce domaine, le programme offre également une bourse pour leur permettre d’intégrer la formation universitaire en photographie du Market Photo Workshop. Célébrant les dix ans du programme, l’exposition présentée actuellement à Paris sous un commissariat de Valérie Fougeirol offre un nouvel aperçu de ce travail au long cours en invitant un photographe déjà aguerri, Jabulani Dhlamini, qui pilote le projet et encadre ces lycéens à Thokoza depuis 2015, à travailler avec l’un de ses anciens étudiants, Thembinkosi Hlatshwayo, désormais devenu un talent très prometteur du domaine.

Jabulani Dhlamini, ma-Shabalala, eNkuthu, Ladysmith, 2011.

Au centre du lumineux espace d’exposition, deux photographies se répondent d’un côté et de l’autre de l’ouverture qui mène à la salle suivante. Sur celle de gauche, on découvre le portrait en couleur d’une femme de dos en train d’appliquer à la main de la peinture sur un mur décati. À ses côtés, dans l’encadrement d’une fenêtre, un homme fixe l’horizon avec un regard pensif. Réalisée en 2011 par Jabulani Dhlamni, cette image s’inspire de l’expérience de sa propre tante qui a perdu l’usage de ses jambes suite à une balle reçue dans le pied. En immortalisant cette femme en pleine rénovation de la façade d’une bâtisse, le photographe rend ici un hommage plus général à la résilience des femmes dans une société encore très patriarcale, souvent contraintes d’assurer seules la sécurité de leurs enfants face aux affres de la précarité et de la violence intrinsèque à ces quartiers défavorisés. Dans le cliché accroché sur la cloison de droite, en noir et blanc cette fois-ci, une silhouette masculine se dessine de profil, le visage plongé dans la pénombre. Adossé sur sa jambe pliée sur un tabouret, Thembinkosi Hlatshwayo s’y photographie lui-même dans la position de son propre père, disparu l’année dernière. À sa manière, le jeune photographe met lui aussi en scène sa propre mémoire familiale : celle de la taverne tenue par ses parents dans laquelle il a grandi, théâtre de nombreux actes violents dont il fut le témoin malgré lui pendant son enfance et son adolescence. Cette brutalité irrigue désormais la pratique du vingtenaire qui, après l’avoir quitté pendant des années, est revenu en 2022 de cet espace chargé d’histoires pour en capturer les stigmates sur la pellicule. Au fil des clichés en nuances de gris de cette série, les corps se fondent dans la pénombre de l’ancienne taverne tels des spectres, avant d’être imprimés et retravaillés par le photographe pour faire saillir stries et déchirures sur la surface du papier. Plusieurs d’entre eux approchent même l’abstraction presque totale, à l’instar d’un cliché vertical présenté dans la deuxième salle où seuls quelques points blancs, tels des grains de poussière qui se seraient malencontreusement invités sur l’objectif, laissent subtilement apparaître les traits d’un homme debout dans le noir profond qui engloutit presque intégralement son sujet.

Thembinkosi Hlatshwayo, Repose, 2022.

Les deux photographes sud-africains ont baptisé leur exposition “Ihubo Whispers”, et ce sont bien des “whispers” (“murmures”) qui traversentm la trentaine d’images regroupées dans cet espace. Ces bruits qui courent et se fond entendre entre les rues et à l’intérieur des bâtiments, telles les présences spectrales de celles qui les ont parcourus et habités. L’expression bien connue “les murs ont des oreilles” ne pourrait être ici plus adaptée : urbaines ou rurales, les façades souvent photographiées de près et de façon frontale par les deux photographes, tantôt en couleur, tantôt en noir et blanc, montrent combien l’histoire s’écrit aussi dans l’inanimé par la présence de “cicatrices” dans les cloisons et les images, tandis que les paysages plus naturels – vues d’arbres ou de vastes champs – de Jabulani Dhlamini complète par leurs contours brumeux cette atmosphère nostalgique, aux confins de la mélancolie. Silence et solitude émanent en effet de ces images où les quelques personnages sont principalement représentés seuls. Quand ils ne disparaissent pas complètement dans l’obscurité de l’arrière-plan ou qu’ils ne tournent pas le dos à l’appareil photo, leurs visages sont masqués par un éclairage à contrejour, ou plongés dans leurs mains dans une expression directe de l’ennui, voire de la tristesse. Quelques lueurs d’espoir surgissent cependant dans des paysages zénithaux plus colorés de Thembinkosi Hlatshwayo, mais aussi dans une scène de foule capturée par dans la nuit par son mentor : derrière ce rassemblement festif en clair-obscur se lit l’héritage de la peinture d’histoire et du mouvement romantique en Occident. Car comme Jabulani Dhlamini le confie lui-même, illustrer la souffrance, qu’elle soit intime ou partagée, permet aussi de suturer ces plaies pour s’engager collectivement vers une potentielle guérison.

 

Au-delà de ces murmures apparents, le titre de l’exposition contient aussi le mot ihubo, emprunté à la langue zouloue pour désigner les hymnes et chansons visant à préserver la mémoire, souvent familiale dans les cultures sud-africaines. En préparant ce projet en duo, ce mot est venu naturellement aux artistes pour évoquer leur désir partagé de mettre en avant leur héritage et prolonger sa transmission. D’après Jabulani Dhlamini, celui-ci pourrait aussi renvoyer à l’action vaste et collective d’Of Soul and Joy et ses nombreuses heures passées avec ses étudiants à parler de photographie, écouter leurs histoires et même réaliser un travail d’archivage pour faire naître de nouveaux projets, dont cette proposition parisienne témoigne en filigrane. Depuis le lancement du programme il y a dix ans, de nombreux photographes se sont d’ailleurs illustrés dans leur participation à des événements collectifs, publications et autres expositions, en Afrique du Sud comme à l’étranger : à l’âge de 26 ans, Thembinkosi Hlatshwayo s’est notamment vu remettre le CAP Prize – grand prix international pour la photographie africaine contemporaine –, et a depuis montré son travail au Mali ou en Suisse. Cette volonté de partage inhérente au programme lancé par le fonds Rubis Mécénat se transpose actuellement dans la vie de cette nouvelle exposition parisienne : depuis son ouverture la semaine dernière, les deux photographes invités organisent chaque samedi un moment d’échange au cœur de l’espace de présentation. Réunissant les visiteurs qui le souhaitent autour d’une table où sont disposées des dizaines de leurs photographies en petit format, les deux artistes commentent leur processus créatif en s’arrêtant spécifiquement sur certains clichés, selon les questions du public et l’avancée de la discussion. Une manière de donner par la parole un souffle inédit à ces images mémorielles.

 

 

Jabulani Dhlamini et Thembinkosi Hlatshwayo, “Ihubo Whispers”, jusqu’au 19 novembre 2022 au 12, rue Jacques Callot, Paris 6e. Rencontre avec les deux artistes ce samedi 12 novembre à 16 heures dans l’espace d’exposition.

Jabulani Dhlamini, Kwa-Z carwash, Phola Park, Thokoza, 2022.