27 avr 2023

Rouge à lèvres géant, cheveux sans tête : l’artiste Claudia Huidobro chahute l’idéal féminin

À travers ses photos, collages et dessins, l’artiste française Claudia Huidobro interroge depuis une vingtaine d’années les représentations du corps et sa réification. Exposées jusqu’au 14 mai 2023, dans la boutique Untitled 19, ses nouvelles œuvres passent au crible les stigmates de l’oppression des femmes dans la société des Trente Glorieuses.

Croisée dans une vitrine, au détour d’une rue parisienne, la photographie a de quoi intriguer : sur fond noir, en noir et blanc, galbée dans un bas, pointe vers le ciel, aussi longue et droite que le mascara qui la longe à sa gauche. À droite, deux pinceaux à maquillage et un rouge à lèvres tout aussi droits tendent à leur tour leur brosse ou leur raisin vers le haut, atteignant quasiment la même taille que ce membre féminin. Devant cette enseigne à quelques pas du canal Saint-Martin, les passants s’interrogent : a-t-on ici affaire à un magasin de sous-vêtements ou de produits cosmétiques ? Ni l’un ni l’autre, mais à l’espace protéiforme du label de mode français Untitled 19, fondé il y a quatre ans par les créateurs Pascal Humbert et François Joos. Et si leur vitrine a l’habitude de présenter mannequins et vêtements, il arrive ponctuellement que l’espace se transforme en galerie d’art et présente des expositions, à l’instar de celles de Claudia Huidobro actuellement. Jusqu’au 14 mai, cette Française qui pratique dessin, photographie, collage ou encore sculpture depuis une vingtaine d’années dévoile une quinzaine de pièces récentes qui, malgré leur diversité de médiums, convergent vers un même sujet : la place du corps féminin dans la société des Trente Glorieuses et la manière dont ses représentations et idéaux ont, à l’époque, contribué à l’y enfermer.

 

Claudia Huidobro : de mannequin à artiste qui repense le corps féminin

 

Pour ce faire, l’artiste se constitue ici un véritable inventaire. À l’image de l’œuvre énigmatique qu’elle présente en vitrine, on découvre au fil de ses collages des dizaines de fragments découpés dans des journaux, revues et autres publicités : lettres capitales, clichés de robes, jupes et autres paires de jambes, ou encore outils utilisés pour prendre soin de soi… Collectés au gré de ses recherches, ces ephemera se rencontrent dans des mosaïques pour souligner les standards déterminés par leur écrasante uniformité, mais également les abstraire par cette décontextualisation. Il est ainsi de Her Hair, tirage où s’aligne une collection de chevelures colorées détachées de leur tête d’origine pour être collées telles quelles. À travers ce riche étalage de styles capillaires, Claudia Huidobro montre avec efficacité combien ceux-ci peuvent immédiatement évoquer une époque, devenant les reliques flottantes des canons esthétiques qui la dominèrent jadis. Nullement surprenant pour celle qui a embrassé d’abord une carrière de mannequin dans les années 80 : qu’il s’agisse des défilés pour lesquels elle a marché, des shootings auxquels elle s’est prêtée, ou encore des performances du directeur artistique Olivier Saillard auxquelles elle a participé, la Française d’origine chilienne a appris à poser sur son propre corps un regard distancié,  tout en s’interrogeant sur les standards qu’il contribuait à définir à travers la mode. Une démarche qu’elle affirme dans les années 2000 avec une série d’autoportraits où, par le cadrage et les postures qu’elle adopte dans un environnement dépouillé, l’artiste décompose sa propre silhouette et procède à sa réification.

Fétichisme et corps-objet : un clin d’œil aux surréalistes

 

Le devenir-objet du corps est en effet bien au cœur de ces nouvelles œuvres exposées. Et s’affirme immédiatement par le choix des échelles : alors que les recourbe-cils, le coupe-ongles ou la pince à cheveux s’étendent à l’étage sur toute la hauteur du fond de la pièce, les corps découpés, collés ou dessinés par l’artiste se tiennent dans des mouchoirs de poche. Ainsi, pendant qu’elle rétrécit les silhouettes pour les contenir dans de petites feuilles de papier, Claudia Huidobro appuie l’importance des objets qui, à travers leur mise en espace, s’incarnent en personnages qui jalonnent l’exposition. De fait, les instruments que l’on trouve habituellement dans un tiroir de salle de bains ou une trousse de toilette deviennent aussi grands que des outils de jardin que l’on aurait alignés contre un mur, interpelant presque les visiteurs pour leur demander : “êtes-vous conscients que ces objets du quotidien vous assujettissent ?”. Tandis que plusieurs dessins et collages photographiques de l’artiste aux airs de cadavre exquis, hommages incontestables aux surréalistes, s’approchent davantage de l’absurde. Ici, Claudia Huidobro colle des épingles sur des visages juvéniles des femmes dénudées pour leur ajouter des larmes, là, elle dessine méticuleusement à la mine de plomb des jambes de pin-up vêtues de bas dont le reste du corps se transforme en formes abstraites ambiguës, telle la figuration poétique et spectrale d’un être inachevé… On pense parfois à Man Ray ou Pierre Molinier, dont les compositions visuelles audacieuses jouaient explicitement, dès la première moitié du 20e siècle, avec la fétichisation des corps.

“Faite main”, une exposition qui décrypte les gestes séculaires des femmes

 

Il n’est pas un hasard si Claudia Huidobro a appelé son exposition “Faite main”. Au-delà des bustes, chevelures et autres paires de jambes, les mains apparaissent en effet comme un point central de ce nouveau corpus, incarnant aussi bien le savoir-faire que le travail domestique. Ce sont justement des dizaines de paires de mains blanches que l’on retrouve sur un nouveau collage de l’artiste qui, à l’instar des coiffures, déroule un répertoire de gestes photographiés dans l’intimité du foyer. Avant que la peinture noire qui bordent ces membres ne masque leur objet : découpage de la viande, raccommodage d’un vêtement, repassage d’une chemise ou encore nettoyage d’une surface… Si cet ensemble réveille l’inconscient collectif du spectateur, qui cherche à reconnaître derrière la position des mains leurs sujets invisibles, il rappelle aussi combien ces mouvements familiers sont depuis des siècles principalement l’œuvre des femmes. Pour autant, la démarche d’archivage de l’artiste semble davantage rappeler l’importance historique de ces gestes que les diaboliser. En assemblant ces images imprimées tels des post-its sur son panneau noir, ou en dessinant au crayon de couleur une main tenant un fil ultra-fin sur une plaque de porcelaine blanche maintenue par une pince rouge, la Parisienne constitue plusieurs pense-bêtes, antidotes à l’oubli de ces savoir-faire transmis de génération en génération autant que les stigmates socio-culturels auxquels ils sont inévitablement associés. En recontextualisant de la sorte les représentations des femmes qui les ont longtemps opprimées, Claudia Huidobro démontre alors le potentiel de l’œuvre d’art à renverser le paradigme en offrant, à son tour, une nouvelle grille de lecture plastique et critique.

 

Claudia Huidobro, “Faite main”, jusqu’au 14 mai chez Untitled 19, Paris 10e.