Rencontre avec Leonor Antunes, la Portugaise qui tisse sa toile à la Biennale de Venise
Leonor Antunes appréhende le corps comme une unité de mesure. L’artiste portugaise, qui représente son pays à la Biennale de Venise, a fait de l’infini et de l’artisanat les deux notions phares de ses travaux. Retour sur notre rencontre avec celle qui tisse sa toile à la Biennale.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Portrait Stéphane Gallois.
Numéro : De quelle façon vos origines ont-elles influencé votre travail ?
Leonor Antunes : Même si j’habite aujourd’hui à Berlin, je suis native de Lisbonne, cité portuaire. Un jour je suis entrée dans un magasin d’articles de marine de la ville. Un homme était en train de fabriquer un filet de pêche en corde. Il le tissait à l’aide d’une pièce de bois qui lui servait d’instrument de mesure pour former une maille constituée de carreaux de taille identique. Son filet était formé d’une seule corde, presque infinie. Cette rencontre fortuite a beaucoup influencé ma recherche par la suite.
En quoi vous a-t-elle tant marquée ?
L’unité de mesure, l’infini et l’artisanat sont des notions très présentes dans mon travail. J’appréhende le corps comme une unité de mesure. Au CAPC,en février 2016, j’ai voulu construire une structure qui s’étire dans l’espace à l’infini, dans toutes les directions, sans aucune limite apparente. Je suis aussi intéressée par les objets réalisés par la main de l’homme. Leur fabrication exige du temps, et se transmet au fil d’une longue tradition. Ils nous inscrivent dans une temporalité différente. Le savoir-faire des artisans va disparaître, comme celui de ce pêcheur qui tis- sait son filet. Il est important de les préserver.
Quelle est la place de l’artisanat dans votre pratique ?
Mon intérêt pour l’artisanat porte sur les savoir- faire très spécifiques. Dans l’artisanat japonais, par exemple, les techniques pour travailler le bois sont issues de la tradition liée à la construction des lieux saints. Ils sont réhabilités tous les vingt ans, si bien que ce savoir-faire n’a jamais disparu et est resté “original”. Par ailleurs, bon nombre d’artistes du passé qui m’intéressent – et qui à leur époque étaient réduits au champ de l’artisanat – ont sou- vent été victimes de préjugés et dénigrés. Je pense notamment à Anni Albers, qui, de surcroît, n’a jamais eu la possibilité d’enseigner au Bauhaus comme son mari.
Pouvez-vous nous parler du projet spécifique que vous aviez réalisé à Bordeaux en 2016 ?
L’influence du bâtiment du CAPC a été très forte. Cet ancien entrepôt servait à stocker les denrées alimentaires importées des colonies. Et son histoire est très corrélée aux années 90 et aux projets “massifs” de Serra, de Morris, cette génération d’artistes masculins… Cette œuvre est inspirée d’un petit motif géométrique réalisé en tissage par Anni Albers dans les années 80. Je voulais l’agrandir à l’échelle du lieu pour qu’il devienne gigantesque et qu’on ne puisse pas l’appréhender sans monter sur la mezzanine pour avoir une vue panoramique. J’ai beaucoup regardé des images d’archives de l’entrepôt quand il était rempli de sacs de café, etc. À l’époque, il y avait une grande pièce de tissu suspendue sous le plafond. Elle s’ouvrait et se fermait sur plus de 25 mètres de longueur pour filtrer le soleil. J’ai ainsi installé une sculpture dorée suspendue et pliée qui fonctionne avec le même système de cordes qu’à l’époque. Sur le sol, il y a des paravents tissés en rotin, des lampes et des sortes de tables basses en béton dont le motif fait référence aux impressions des petates, ces tapis de paille mexicains. Leur forme reprend celle des fenêtres du centre culturel Sesc Pompeia, le fameux bâtiment de Lina Bo Bardi au Brésil. Ce sont comme des individus dans l’espace. Je joue là encore sur les rapports de taille et d’échelle.
[Interview pour le Numéro 170 de février 2016]