Rencontre avec Kevin Francis Gray, l’artiste qui met les plus grands sculpteurs au défi
Connu pour sa maîtrise du marbre et du bronze, le sculpteur d’origine irlandaise Kevin Francis Gray dévoile, jusqu’au 13 février 2021 à la Pace Gallery, une série d’œuvres inédites et hybrides, mêlant diverses formes et matériaux comme pour exprimer la fragilité d’un monde composite. À l’approche de cette exposition, Numéro l’a rencontré.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
En art, on pourrait parfois se dire que tout a déjà été fait. Que les artistes d’aujourd’hui s’inspirent de ceux d’antan, qui eux-mêmes s’inspiraient de leur ancêtres pour n’engranger qu’une éternelle succession de cycles et de modèles. La sculpture porte tout particulièrement en elle le poids d’une histoire colossale. Malgré tout, c’est bien à elle que l’Irlandais Kevin Francis Gray a décidé, un jour de la fin des années 90, de se mesurer. Dans le marbre et le bronze, l’artiste a commencé à tailler des figures humaines dans lesquelles se lisaient les stigmates d’une tradition autoritaire, des grands maîtres de la Renaissance italienne à l’académisme des néoclassiques européens – autant d’influences qui ont fait triompher dans ses œuvres le blanc ou le noir immaculés du matériau et la pureté de la forme. Au fil du temps, on a toutefois vu dans ses sculptures fleurir une approche très sensible et expressive de la matière : les corps et visages s’y voyaient de plus en plus disloqués, formant délicatement dans le marbre des trous, vagues et méandres pour créer dans la pierre solide une impression de souplesse. Depuis un an, l’Irlandais désormais âgé de 48 ans complète en solitaire une toute nouvelle série de sculptures hybrides mêlant le marbre à d’autres matériaux, mêlant les formes humaines à des volumes abstraits. Là où leurs courbes et formes géométriques abstraites rappellent les constructivistes, leurs matériaux pauvres — bois ou béton brut – font un clin d’œil à l’arte povera, tandis que leurs blocs cubiques en métal semblent directement repris des minimalistes américains… de quoi défier les puristes du médium. Présentées depuis le 25 novembre à la Pace Gallery de Londres, ces nouvelles œuvres renferment les propres doutes et fragilités de leur auteur et résonnent fortement avec l’époque, mais c’est pourtant avec un enthousiasme palpable que l’artiste nous retrouve, affable, en visioconférence. À Numéro, il transmet sa joie de dévoiler ses derniers travaux et son espoir optimiste pour des lendemains où l’art se partagera davantage.
Numéro : Vous présentez dans cette nouvelle exposition une série de sculptures inédites que vous avez baptisée “Breakdown Works”. Breakdown (Rupture) est un mot particulièrement puissant à l’heure d’un monde à l’arrêt. Pourquoi l’avoir choisi ?
Kevin Francis Gray : Il y a plusieurs niveaux de lecture. D’abord, il s’agissait de dépouiller les matériaux jusqu’à leur aspect le plus brut et le plus pur. J’ai choisi pour cela de ne plus utiliser de pierres neuves, extraites de montagnes ou de carrières, mais des matériaux qui pour la plupart étaient déjà utilisés ou avaient été abandonnés, dormant pendant des décennies – parfois, du lierre avait même poussé dessus ! Évidemment, le breakdown évoque aussi cet état de fragilité psychologique et émotionnelle dans laquelle je me trouve depuis plusieurs années, en tant qu’artiste approchant la cinquantaine. Et comme une coïncidence, cela fait écho au gros breakdown mondial, économique et social que nous traversons actuellement.
“Pour moi, il était très clair dès le départ que je m’impliquerai autant que possible dans ma pratique.”
Beaucoup d’artistes séparent le moment où ils conceptualisent leur travail et le moment où ils le réalisent, pendant lequel ils peuvent se montrent plus méthodiques et distants émotionnellement. Vous concernant, ce serait donc plutôt l’inverse ?
Absolument. La réalisation de mes œuvres est très difficile, à la fois physiquement et mentalement. D’ailleurs, la notion même de sculpture implique une vraie physicalité, une dureté et une froideur dont il est presque impossible de se prémunir. De fait, mes œuvres changent à mesure que je les réalise, mais mon engagement conceptuel, physique et psychologique également. Beaucoup d’artistes ayant travaillé le marbre, de Michel-Ange à Jeff Koons, ont confié la conception de leurs œuvres à de grands ateliers d’artistes, ce qui les a rendus assez déconnectés physiquement de leur travail. De mon côté, il était très clair dès le départ que je m’impliquerai autant que possible dans ma pratique. Cela se constate particulièrement dans ces Breakdown Works, que j’ai réalisés complètement par moi-même. Devant certains d’entre eux, j’en pleurerais presque tant ils ont été éreintants à réaliser !
On vous connaît pour votre emploi du marbre et du bronze, mais dans vos nouvelles sculptures, on est immédiatement frappé par la diversité inédite de matériaux : onyx vert, béton brut, bois, acier… Les socles deviennent aussi particulièrement importants et apparents grâce à la diversité de matières et couleurs : ils ne sont plus seulement une manière de mettre en valeur l’œuvre mais en font intégralement partie. D’où vous est venue cette volonté d’hybridation matérielle ?
En travaillant la pierre et le marbre, j’ai toujours trouvé très difficile de se confronter à l’histoire de leur sculpture, l’image très sérieuse et presque héroïque des hommes qui taillent la pierre à la perfection et le machisme qui en découle. C’était donc très important pour moi de dévier ce récit en étant plus irrévérencieux avec les pierres. J’ai cherché à donner autant d’importance à d’autres matériaux à l’instar de bois d’arbres très vieux, à montrer qu’un morceau de chêne de Cambridge était aussi important qu’une pierre de Toscane, tout cela pour échapper au blanc immaculé du marbre, de la sculpture et de l’espace d’exposition. J’ai voulu quitter l’idée d’une sculpture unique et monumentale pour aller vers des compositions d’ensemble disparates. Créer des formes indépendantes et insulaires, chercher le beau dans le rebut, fair jaillir dans les œuvres une énergie et une vitalité, tout cela était très important pour moi.
“Innocents que nous sommes, nous avons pris pour acquises la proximité et la disponibilité dont nous jouissions dans le monde de l’art.”
Avec la crise sanitaire s’est ajoutée à l’expérience esthétique une distance physique et virtuelle avec l’art, qui a créé elle aussi un autre type de froideur mais a également ouvert la voie à de nouvelles façons d’interagir avec l’art…
C’est un sujet passionnant. Quand on regarde l’histoire de l’art, notre expérience des œuvres a toujours été très viscérale et très ancrée dans notre présence physique. Cette période crée de nouvelles connexions, de nouveaux rapports, comme celui que nous avons actuellement. Mais j’ai vraiment hâte que les visiteurs puissent découvrir mes œuvres physiquement, tourner autour, toucher leurs matériaux. Nous avons tous besoin de toucher et ressentir l’art, ce sentiment ne s’est pas envolé, bien au contraire !
Juste après le premier confinement, dans les galeries et les lieux d’exposition parisiens, ce désir était très palpable. On ressentait chez tout le monde un besoin partagé de vivre et de ressentir l’art, de se rencontrer et d’en parler. C’était assez incroyable !
En effet, c’est génial. Innocents que nous sommes, nous avons pris pour acquises la proximité et la disponibilité dont nous jouissions dans le monde de l’art. Cela nous a amenés à apprécier davantage ce que nous avons.
Votre travail est une véritable mise en abîme, en ce qu’il offre une lecture de la sculpture et de son histoire. Actuellement, vous présentez aussi certaines de vos sculptures au sein de la collection du musée Stefano Bardini à Florence. Ce genre de rencontre entre l’art contemporain et l’art classique est de plus en plus fréquente dans les musées, et le résultat est généralement quitte ou double. Comment avez-vous relevé ce défi ?
Pour être honnête, c’était putain de terrifiant ! Exposer à Florence, une ville aussi ancrée dans l’histoire de l’art et de la sculpture, puis au milieu de ces Donatello et autres grands maîtres était très impressionnant. Mais étrangement, j’ai eu confiance dans mes œuvres et leur capacité à se mesurer à cet environnement. Il ne s’agit pas là de compétition, mes pièces ne pourraient jamais rivaliser avec elles, mais elles leur apporte une certaine tendresse, une fragilité qui les rend plus ouvertes.
“Les corps que je sculpte ne sont pas parfaits et embellis comme ceux que l’on voit sur Instagram, mais ils sont réels, fragiles, davantage fluides et transitoires.”
Dans votre travail, le corps et le visage humains sont toujours affectés d’une manière ou d’une autre. On les voit troués, déformés, voilés, recouverts par des coulures de matière… Cette forme d’incomplétude se retrouve également dans l’œuvre de nombreux sculpteurs contemporains qui représentent l’humain, de Thomas Houseago à Berlinde de Bruyckere en passant par David Altmejd ou Antony Gormley. Ces procédés seraient-ils devenus un motif de la représentation figurative contemporaine ?
Quand j’ai commencé à sculpter, j’étais très peu sûr de moi car je ressentais ce devoir de représenter, de faire un art qui perpétuerait la tradition de la sculpture. Tout ce temps à essayer de me prouver que j’en étais capable a été nécessaire puisqu’il m’a permis de prendre conscience de ce que je ne voulais plus créer. Depuis une dizaine d’années, j’essaie donc de construire chez moi une confiance et des capacités techniques qui me permettent de m’écarter de la représentation traditionnelle du réel et m’aventurer dans des terrains plus risqués qui ne ressemblent pas à la sculpture du Bernin. Avec les artistes que vous citez, je pense qu’inconsciemment, nous avons tous exploré l’histoire de la sculpture et de la représentation du corps avec cette volonté de sortir des codes et des conventions. L’idée d’incomplétude est selon moi très belle et honnête pour décrire ces travaux. Elle suggère que ces corps ne sont pas parfaits et embellis comme ceux que l’on voit sur Instagram, mais qu’ils sont réels, fragiles, davantage fluides et transitoires, comme le sont mes Breakdown Works.
Vous revendiquez votre amour des sculpteurs qui ont marqué l’histoire de l’art comme Antonio Canova, que vous citez sur votre site internet, ou Barbara Hepworth. Elle-même disait qu’elle sculptait pour “projeter une vision abstraite et universelle de la beauté”, pendant qu’Alberto Giacometti sculptait pour comprendre ce qui traversait son esprit. Avez-vous trouvé pourquoi vous sculptez ?
Oh mon Dieu ! [rires] C’est une très belle question. Tous les étudiants en art espèrent, une fois diplômés, pouvoir vivre de leur pratique, aller dans leur atelier tous les jours et vendre leurs œuvres à quelques personnes. J’ai beaucoup de chance d’avoir cela, ce qui m’a amené à réfléchir à pourquoi je faisais ce que je fais… et l’honnête et tragique réalité et que je n’en ai aucune idée ! J’aimerais que l’on puisse voir dans mes œuvres que j’y mets chaque partie de moi, que j’essaie d’y exprimer ma vulnérabilité et mon expérience. Mais aussi mon amour, ma passion et ma tendresse pour la sculpture, qui pour moi est l’une des formes d’art les plus pures.
Kevin Francis Gray, du 25 novembre 2020 au 13 février 2021 à la Pace Gallery, Londres. Visitez l’exposition en ligne sur le site de la galerie.