Qui est Sabisha Friedberg, la pionnière de l’art sonore ?
Pionnière de l’art sonore, depuis son enfance Sabisha Friedberg est captivée par le son, langage spirituel et universel. Dans ses œuvres, elle le juxtapose parfois à des textes, peintures ou dessins, cherchant à initier avec son public une forme de communication sublime, un état de grâce.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.
Trop souvent associée à des figures masculines issues de mouvements artistiques internationaux tels que Dada ou Fluxus, ou encore, en France, le groupe de recherche de musique concrète de Pierre Schaeffer, la musique électroacoustique reste peu présente dans l’art contemporain. Depuis quelques années, on assiste néanmoins à une redécouverte du rôle des femmes qui ont été pionnières de cet art sonore reproduit par ordinateur ou bandes magnétiques. Formée dans la culture américaine musicale d’un John Cage, l’artiste Sabisha Friedberg puise ses inspirations tout autant dans les sons de son quotidien que dans la musique étrusque ou le jazz. Expérimenter l’une de ses œuvres, c’est s’engager à rebours des codes du moment. Il faut prendre son temps, écouter précisément les sons travaillés sous forme de collages abstraits, ressentir les vibrations et percevoir les fréquences. Ses installations sonores, conçues avec des partitions musicales précises, demandent au spectateur une certaine concentration. Nous l’avons rencontrée alors qu’elle ouvre, près de Beaubourg, son studio parisien où l’on pourra écouter des sessions de ses œuvres.
NUMÉRO : Quel a été votre parcours ?
SABISHA FRIEDBERG : J’ai été élevée dans une famille où l’art et la musique étaient essentiels. J’ai eu la chance d’hériter d’une vaste collection de vinyles, et, quand j’étais jeune, mon principal jouet était un magnétophone enregistreur à bande. Je passais des heures à manipuler cet appareil, que je préférais aux instruments traditionnels. J’ai finalement étudié le cinéma expérimental dans une école d’art où je composais des bandes-son et des trames sonores. Sur ces bases, j’ai été guidée vers la musique électroacoustique et le sound art,
et je me suis concentrée sur ces pratiques. Au San Francisco Art Institute, j’ai été formée par la seconde génération d’artistes Fluxus, tout en étant encadrée par des professeurs invités du Mills College of Contemporary Music. Plus tard, j’ai étudié le son et la musique au Bard College, à New York. Ces influences m’ont poussée à aborder l’art comme on fait de la recherche – avec l’envie de découvrir des réalités cachées, de provoquer des épiphanies grâce à mon travail. Et, dans l’idéal, d’être au service de la société.
Quelle a été votre première rencontre avec l’art ?
J’ai été exposée très tôt à la musique indienne et à la musique Xhosa, dont les gammes et les intonations sont très différentes des modalités de la musique occidentale. Surtout, c’est ce qui m’a familiarisée avec la notion de musique sacrée, dévotionnelle. Quant à l’art occidental, la découverte des panneaux du retable de L’Agneau mystique de Gand m’a ouvert un monde merveilleux, une constellation, l’intuition d’univers parallèles et d’autres royaumes. Adolescente, j’ai croisé la route d’un artiste anonyme qui pratiquait l’action art, et j’ai pris conscience que l’artiste pouvait être un activiste, un transformateur. J’ai aussi été littéralement sidérée par la visite d’une exposition consacrée à Fred Sandback ; elle a potentialisé mes idées autour du concept de seuil et, à partir de là, certaines façons d’envisager la configuration du son. La notion de consécration ou d’offrande à une divinité a toujours été présente.
D’où vient l’inspiration de vos pièces sonores ?
L’idée de proportions divines, d’une géométrie sacrée, a toujours constitué un point focal de mes observations et de mes créations. Au départ, le matériau provenait avant tout d’une collection d’enregistrements. J’utilisais mon magnétophone à bande magnétique et je construisais une bibliothèque de sons. Maintenant, j’incorpore des instruments occidentaux plus traditionnels, tout en continuant à me tourner vers des dispositifs archaïques pour des tons précis, ou des générateurs de fréquences. J’ai aussi travaillé ma voix. Tout tourne autour de la composition. Parfois, je commence par dessiner ou par écrire, parce que l’approche de la création sonore est peut-être plus sculpturale que chez un musicien traditionnel. Je crée une partition musicale écrite en partie avec des notes, mais à laquelle s’ajoute une autre dimension que je qualifierais de graphique ou d’intuitive. J’y intègre des systèmes de nombres, et, plus récemment, des algorithmes, mais je travaille surtout à l’oreille. D’une façon ou d’une autre, le magnétophone à bande, qui a été mon premier instrument, est toujours présent.
Êtes-vous à l’aise avec d’autres supports ?
J’ai passé seize ans de ma vie à étudier la peinture, le dessin et la sculpture. Pendant quelques années, je me suis refusée à présenter quoi que ce soit de visuel, avec l’idée que le son devait être assez puissant pour se passer de tout autre médium. Aujourd’hui, je travaille sur la création de textes, de peintures ou de dessins que je juxtapose à l’œuvre sonore, tout en conservant la même approche sur un plan formel.
En tant que sound artist – si je peux vous qualifier de cette façon – comment votre travail est-il perçu par les institutions ?
Il me semble en effet que l’on peut me qualifier de sound artist, d’artiste du son, parce que je m’inscris dans une certaine tradition historique, dotée d’un lexique particulier. Cela dit, dans la mesure où je juxtapose un travail graphique au son, je préfère le terme d’“artiste” tout court. Ces dernières années, le sound art a gagné en visibilité, à la fois dans l’enseignement et les institutions artistiques, au niveau des parcours académiques et des expositions. Ce médium suscite aujourd’hui plus d’adhésion, et rassemble une communauté plus importante.
La scénographie est-elle importante pour vous ?
La façon de présenter les œuvres est très importante. Dans le travail “multicanal” – qui s’appuie sur des enceintes multiples –, il y a un véritable enjeu de calculs et de précision du placement. Souvent, la pièce sonore aura également une dimension visuelle, fondée sur une mise en lumière, des éclairages qui guident le public sur les manières d’aborder le lieu et l’événement.
Comment choisissez-vous vos titres ?
Ils sont essentiels, et je mets parfois plus de temps à les “stabiliser” qu’à créer l’œuvre elle- même ! L’étymologie est importante, ainsi que la syntaxe. Chacun doit englober l’idée, et créer à la fois un point d’entrée et une conclusion, un tout-en-un. Il doit être communicatif, évocateur et, souvent, comporter une note d’humour. Le titre s’ébauche au moment où je commence à écrire la pièce, puis sa forme évolue tout au long du processus. Je conserve dans un carnet les nombreuses métamorphoses du titre, jusqu’à aboutir à celui qui sonne juste.
Vous êtes-vous déjà sentie proche d’une communauté ou d’un mouvement ?
Du point de vue historique, le sound art, en tant que médium, prend sa source dans les mouvements Dada et Fluxus et, à mon sens, chez les compositeurs électroacoustiques français du début du xxe siècle. Pour ma part, je pense avoir davantage d’affinités avec certains récits de l’Antiquité, comme ceux des Étrusques, où la musique accompagnait toutes les activités humaines, tous les rituels, et où elle était dédiée à une multitude de divinités. Je souscris aussi à l’idée des itérations multiples du “sublime”, à une sorte de magnitude du “transport admiratif mêlé de respect” que l’on peut ressentir face à une beauté immense – et à la façon dont une œuvre peut incarner cela.
De quoi aimeriez faire prendre conscience à travers votre travail ?
Je voudrais que l’œuvre conduise ceux qui la reçoivent vers eux-mêmes, et non vers moi. Par l’écoute, on peut accéder à une meilleure compréhension de soi. Mon ambition est que ma pièce puisse créer un espace d’intensité émotionnelle, de sens, de réflexion… voire de foi – à travers l’universalité du son. Je crois à l’œuvre artistique qui peut inspirer autrui. Face au tumulte du monde, il y a une réelle urgence à créer des vecteurs de sens et de beauté, par une certaine façon de travailler, susceptible de jouer un rôle actif – et d’engendrer la sensibilité, les prises de conscience, la compassion. L’art remplit alors une fonction noble et pertinente.