Qui est l’artiste Manon, figure féministe et transgressive avant l’heure ?
Son nom tient en cinq lettres et fait l’économie d’un patronyme : Manon. Figure d’un art résolument féministe dès les années 70, cette Suisse encore assez peu connue en France a pourtant marqué son époque par ses photographies, ses performances et ses installations radicales, questionnant les rapports de genre et de pouvoir dans un pays encore à l’époque très conservateur. Jusqu’au 18 juillet, le Centre Culturel Suisse consacre sa première exposition personnelle française à cette artiste, aujourd’hui âgée de 80 ans, dont la pratique trouve un écho aussi bien chez Cindy Sherman que Marina Abramovic. Portrait.
Par Matthieu Jacquet.
ORLAN, Valie Export, Sturtevant, ou encore Nicola L. : ces noms s’écrivent désormais en gras dans les livres d’histoire de l’art. Désencombrés de prénom ou de patronyme, voire complètement inventés dans le cas des deux premiers, ils ont été un jour pour les femmes artistes qui se l’appropriaient le vecteur d’une émancipation autant que l’image d’un art engagé, brisant les carcans du patriarcat durant la deuxième moitié du XXe siècle. Il y a une cinquantaine d’années, une jeune Suisse fait elle aussi ce choix. A l’époque tantôt styliste, mannequin et graphiste dans la ville de Saint Gall, Rosmarie Küng adopte au milieu des années 60 un prénom en cinq lettres : Manon. Acte de naissance ou de rébellion, cette décision sonne comme une déclaration de la vingtenaire encore à l’aube de sa carrière, et préfigure déjà l’essence de sa pratique artistique : identité protéiforme, explosion frontale de la féminité, renversement des rapports de domination liés au sexe et au genre, ou encore libération des pulsions de vie et de mort sont autant de sujets abordés par celle qui marquera l’art occidental durant les années 70, et formera même un ménage avec l’artiste Urs Lüthi avant d’en divorcer quelques années plus tard. Plus discrète dans les années 80, elle revient sur la scène à la fin du XXe siècle pour continuer de tracer sa propre route où, grâce à un nom affranchi de père et d’époux, sa notoriété l’inscrit comme femme et artiste libre. Alors que Manon souffle cette année sa quatre-vingtième bougie, le Centre Culturel Suisse consacre jusqu’au 18 juillet une première exposition personnelle à cette figure rarement exposée en France, dont les autoportraits, installations et performances transgressives – laissant souvent durant leurs premières années un public perturbé, voire indigné – ont pourtant bâti les fondations d’un art féministe en Hélvétie. Mais qui se cache vraiment derrière ce prénom énigmatique ?
Un art autobiographique : se réemparer de son propre corps
Dès les débuts de sa carrière artistique dans les années 70, la pratique de Manon élit un support de prédilection : elle-même. Jadis étudiante en art dramatique, un temps modèle publicitaire, la jeune Suisse sait pleinement utiliser son corps pour transmettre les émotions qu’elle souhaite. Après des autoportraits réalisés à partir de clichés de Photomaton, l’artiste réalise à Paris en 1977 une série qui inscrira son visage dans les mémoires : La dame au crâne rasé, où elle apparaît sans cheveux, tantôt entre les portes et les escaliers d’un appartement, tantôt devant un triple miroir ou nue sur un toit, dos aux immeubles de la capitale. Comme l’artiste française Claude Cahun six décennies avant elle, la jeune femme se débarrasse d’un symbole majeur de la féminité, sa longue chevelure, pour en dévoiler dans ses autoportraits une nouvelle version frontale en noir et blanc : les sourcils parfaitement dessinés, les yeux ombrés de fard à paupières et les lèvres brillantes, Manon n’en met pas moins sa beauté au placard et joue justement sur l’ambiguïté du désir à l’heure où le crâne rasé est encore souvent associé à la maladie ou l’humiliation publique. Car son activité de mannequin a fait naître en l’artiste un désir de réappropriation de son corps, l’incitant comme beaucoup d’artistes féministes à l’utiliser comme outil de renversement des valeurs.
Manon bouscule le pouvoir chosifiant du photographe pour endosser simultanément les rôles d’artiste et de modèle.
En déterminant elle-même ses cadrages mais aussi ses décors, costumes et maquillage, elle bouscule le pouvoir chosifiant de l’objectif et du photographe pour endosser simultanément les rôles d’artiste et de modèle. Tout au long de sa vie, l’artiste poursuit ce qu’elle baptise ses “photoperformances” n’ayant qu’elle pour seul sujet : dans Elektrokardiogramm 303/304, en 1979, elle se transforme devant un décor peint en trompe-l’œil pour incarner ce qui ressemble aux différents protagonistes d’une pièce de théâtre, procédé qu’elle reprend dans les années 2000 lorsqu’elle se déguise en bonne sœur, en bourgeoise ou encore lorsqu’elle incarne un homme qu’elle baptise Edgar. “Il était mon camouflage. Il était mon manteau. Il était mon égide. Et il est devenu maintes fois mon carcan”, écrit un jour Manon pour décrire son personnage, que cette identité mouvante interrogeant les archétypes rend à la fois flottant et impénétrable. Sa démarche introspective trouvera également son écho chez des artistes comme Cindy Sherman, elle aussi grande adepte de la métamorphose.
Des installations théâtrales interrogeant les rapports de genre et de pouvoir
Sous un chapiteau à rideaux de satin rose, un matelas défait auréolé d’une tête de lit en forme de coquillage trône comme personnage central, éclairé par la lumière tamisée de bougies et de lampes d’appoint. Difficile de savoir où donner de la tête tant ce décor fastueux est rempli de détails : entre les splendides vêtements accrochés aux miroirs, les plumes jaillissant de toutes parts, les bijoux et chaussures dispersés au sol, les coupes de champagne pleines sur un plateau-repas à peine entamé ou encore les portraits collés à l’intérieur d’une malle ouverte, on croit faire irruption dans une chambre dont la propriétaire vient de s’absenter. Lorsque Manon présente en 1974 cette installation qu’elle baptiste son Boudoir rose saumon, recréant dans l’espace d’exposition sa propre chambre dans son appartement de Zurich, l’artiste entre dans le monde de l’art avec fracas : les spectateurs suisses s’offusquent de cette évocation indirecte d’une sexualité intime. Qu’à cela ne tienne, Manon continuera de composer des environnements immersifs pour chambouler leurs idéaux et leurs mœurs. L’année suivante, elle s’installe cagoulée et enchaînée à une chaise dans une cage que le public contourne comme l’enclos d’un zoo, avant de faire poser en 1976 dans son exposition sept hommes derrière une vitrine rouge qui n’est pas sans rappeler le décor des peep-shows, manière de transgresser l’image de la femme-objet en mettant en scène des archétypes masculins parfois androgynes.
La confrontation entre l’artiste et le public évoque le rapport de domination à l’œuvre dans la sexualité et le sado-masochisme.
Trois ans plus tard, les visiteurs à leur tour se trouveront pris dans le piège spatial tendu par Manon : lors de sa performance The Sentimental Journey, l’artiste les invite un par un au sein d’une cage métallique à affronter son regard en face à face, à l’image d’un jeu de rôle dont elle serait la maîtresse de cérémonie. Directe et silencieuse, la confrontation entre l’artiste et le public évoque le rapport de domination à l’œuvre dans la sexualité et le sado-masochisme, mais défie également l’individu de soutenir le regard face à une inconnue. Un dispositif qui n’est pas sans évoquer la mise en scène de Marina Abramović présentée au MoMA en 2010 sous le nom The Artist is Present, qui se trouve être aussi le titre d’une performance de Manon réalisée en 1977 – peut-être pourrait-on voir là un hommage implicite de l’artiste serbe à sa prédécesseuse, première représentante d’un art féministe mobilisant son propre corps en Suisse à l’heure de l’émergence du body art. Si la jeune femme essuie de nombreuses critiques dès la première présentation de son boudoir rose, celles-ci traduisent un malaise qui perdurera pourtant pendant plusieurs décennies : lorsque la Britannique Tracey Emin présente en 1999 à la Tate Modern son œuvre My Bed, en compétition pour remporter le Turner Prize, plusieurs médias et spectateurs seront outrés à la vue des traces de sang menstruel sur les culottes, de préservatifs et de sperme séché sur les draps.
Quand le corps signale sa disparition…
En 2014, marquée par une opération de l’épaule, Manon se photographie le corps et le visage couverts d’une combinaison dorée, son bras gauche posé sur l’accoudoir mécanique d’un fauteuil médicalisé qu’elle présente également à côté de cet autoportrait. Disparaissant presque intégralement derrière le costume et son dispositif, l’artiste illustre l’évolution de sa pratique artistique depuis la fin des années 2000, où sa propre image s’efface peu à peu pour laisser place à l’installation désincarnée. Durant la dernière décennie, les œuvres de la Suisse traitent en effet principalement des sorts réservés à l’être humain à l’approche de la fin de sa vie : derrière des horloges murales vertes, la silhouette d’un cadavre dessinée au sol à la craie ou encore l’immense morgue traversée par un froid glacial qu’elle installe à Interlaken en 2015, difficile de ne pas voir poindre le spectre menaçant d’une fin irrémédiable. Lorsqu’elle aligne dans la galerie zurichoise Last Tango cinq lits éclairés par des veilleuses, Der Wachsaal (littéralement “La salle d’observation”), la sensualité intime et satinée de son boudoir rose saumon laisse désormais place à la froideur aseptisée des draps immaculés et des cadres noirs orthogonaux, multipliés pour composer un ensemble aussi uniforme que déshumanisé, où le semblant de présence humaine restante n’émerge que dans les discrètes lumières blanches. Si longtemps au centre de sa pratique, maintes fois sublimé dans toute sa force juvénile et sa beauté plastique, le corps vieillissant de Manon se dilue ainsi dans les artefacts qui l’accueillent le plus souvent lors du sommeil, du repos, de la maladie, et bien sûr, au moment de rendre son dernier souffle. Au Centre Culturel Suisse, au milieu d’un sol en damier noir et blanc qui rappelle l’arrière-plan de ses autoportraits accrochés au mur, l’artiste monte un lit d’hôpital sur une estrade bordée d’ampoules jaunes évoquant les miroirs d’une loge. Vide, le matelas est prêt à accueillir l’octogénaire qui contemple ici sa propre fin avec sérénité. Derrière lui, une robe fuchsia scintillante à plumes est accrochée à un porte-manteau, signe que les reliques fastueuses de son passé l’accompagneront jusqu’à son chant du cygne. Le rideau pourra alors s’abaisser avec autant d’élégance sur celle qui aura littéralement fait corps avec son art.
Manon, exposition présentée jusqu’au 18 juillet au Centre Culturel Suisse, Paris 3e.