Chiharu Shiota, l’artiste qui tisse ses toiles au Grand Palais
Jusqu’au 19 mars au Grand Palais, d’immenses installations de fils rouges plongent les visiteurs dans le monde poétique de Chiharu Shiota, à laquelle l’institution parisienne dédie sa première rétrospective en France. Retour sur l’œuvre et la carrière de l’artiste japonaise, grande virtuose du textile, à travers lequel elle transcrit ses passions et ses craintes depuis trois décennies.
Par Camille Bois-Martin.
Chiharu Shiota au Grand Palais : l’amour du fil
Dans les escaliers du Grand Palais depuis quelques semaines, les visiteurs peuvent découvrir marche après marche une installation d’envergure suspendue au plafond. Au milieu d’une multitude de fils noirs, de larges plumes flottent et diffusent une présence à la fois onirique et accablante. Un sentiment qui se renforce tout au long de l’exposition personnelle de Chiharu Shiota dans le bâtiment parisien… Derrière de lourds rideaux, une autre installation de l’artiste japonaise nous immerge dans son univers.
Entre et au-dessus de barques en métal stylisées, 280 kilomètres de fils de rouge submergent les visiteurs, semblables à un océan renversé ou à une grotte écarlate. Intitulée Uncertain Journey (2021), l’œuvre, recréée in situ à l’échelle de l’institution, figure parmi les plus célèbres des sept installations de la plasticienne présentées au sein de cette rétrospective, et offre un impressionnant aperçu d’une pratique où la laine a remplacé le pinceau dès ses débuts, dans les années 90.
Alors étudiante en art à l’université Kyoto Seika, Chiharu Shiota (née en 1972 dans la préfecture d’Osaka) se sent en effet restreinte par la technique de la peinture à l’huile autant que par l’espace de la toile. Avec le fil, elle découvre un matériau étirable qui peut s’entremêler à l’infini, et lui permet de s’extraire du support bidimensionnel. “Le fil pour moi, c’est un dessin, c’est dessiner des lignes dans le vide”, précise-t-elle sur les murs de l’exposition.
En 1994, dans l’œuvre From DNA to DNA, elle se fond elle-même dans un cocon de laine rouge au sol. Les fils qui l’enserrent sont déroulés jusqu’au plafond, tel un long cordon ombilical qui la relierait à un placenta géant. “Je suis née de cette œuvre”, considère-t-elle a posteriori. Cettt performance/installation charnière influera sur tout le reste de sa carrière, tant sur le plan technique que conceptuel. Dans ces fils entrelacés et dans leur couleur cramoisie résident les questions des liens de sangs, des réseaux de nerfs qui constituent le tissus du corps humain, fragiles individuellement mais capables de créer la vie collectivement.
Reliant des morceaux de sa vie et de son corps épars depuis trente ans, ses fameuses œuvres textiles entortillent dans leurs fils nombre d’objets symboliques (ici un piano calciné, là des clés, ici des barques, un lit). Ceux-ci racontent la trajectoire et le déracinement de Chiharu Shiota, qui a définitivement quitté le Japon pour l’Europe dès sa vingtaine. Au-delà de leur similitude formelle avec de toiles d’araignée, ces installations possèdent une dimension intime et spirituelle, comme si l’âme de l’artiste flottait sous les yeux du public, fragmentée dans un dédale de souvenirs matériels.
L’héritière de Marina Abramović et Magdalena Abakanowicz
En 1993, alors que la jeune Chiharu Shiota se trouve en Australie pour un échange universitaire, un rêve transforme sa pratique : une nuit, l’étudiante s’imagine devenir une peinture, et quelques jours plus tard, accroche une toile au mur dans laquelle elle s’enroule, tout en se recouvrant de laque rouge. Un acte qu’elle vit comme une libération, au travers duquel, pour la première fois, elle s’est “totalement investie”.
Peu de temps après, fascinée par le travail de la Polonaise Magdalena Abakanowicz, elle se rend en Allemagne en 1996 dans l’espoir de suivre ses cours. Mais à l’École supérieure des beaux-arts de Hambourg, elle se trompe de classe et assiste par erreur à celui de Marina Abramović, grande figure de la performance et de l’art corporel, qui devient rapidement sa mentor et l’inclut dans ses workshops.
Le corps à l’épreuve dans des performances saisissantes
En particulier celui organisé en Bretagne, aux côtés de quinze autres artistes en 1997 dans le domaine de Kerguéhennec : à l’issu de quatre jours de jeûne, Chiharu Shiota se filme en train d’escalader une petite grotte enfoncée dans une paroi de terre, avant de tomber puis de remonter, en vain. Intitulée Try and Go Home, la performance relate son impossible retour chez elle, et les questionnements qui obscurcissent sa pratique artistique et son avenir. Installée à Berlin depuis la fin des années 90, la Japonaise décide d’y rester, craignant de ne pas “être prise au sérieux” dans son pays natal.
Le thème du déracinement s’inscrit ainsi parmi les thématiques fondatrices de son œuvre, trouvant un écho dans ses installations textiles comme dans la plupart de ses performances. Dans Untitled (2001), elle tente de se reconnecter à ses racines, enveloppée dans des fils rouges et allongée sur une plaine dont s’élève de la vapeur d’eau en Islande. Dans Wall (2010), l’artiste se présente emmaillotée dans des tubes médicaux en plastique où circule un liquide rouge. Similaires à des vaisseaux sanguins, ceux-ci symbolisant à la fois ses liens familiaux et nationaux, ses traumatismes intimes et sa fascination pour la mort.
Chiharu Shiota, une artiste obsédée par la mort
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Chiharu Shiota entretient une relation ambigüe avec l’idée de la mort. Petite, elle est envahie d’un sentiment d’effroi chaque fois qu’elle doit arracher les mauvaises herbes sur la tombe de sa grand mère, terrifiée d’entendre sa respiration depuis les profondeurs de la terre. Plus tard, alors qu’elle est atteinte d’un cancer en 2005 (qui récidive en 2017), la mort devient inhérente au quotidien de la Japonaise, qui décide de composer avec. “La mort n’implique pas forcément une transformation en néant et en oubli ; elle n’est peut-être qu’un phénomène de dissolution. […] Dans ce cas, il n’y a plus lieu d’avoir peur de la mort. La mort et la vie appartiennent à la même dimension.”
Au Grand Palais, deux œuvres exposées dans un petit renfoncement du parcours évoquent cette notion. Out of My Body (2019-2024) se déploie en filets de cuir rouge sous lesquels gisent des morceaux de corps humains (évoquant sa fatigue physique après les séances de chimiothérapie), tandis que Rebirth Passing (2019) présente des petites sculptures organiques, semblables à des cellules cancéreuses et à des organes vitaux, comme s’ils avaient été extraits de son corps depuis sa guérison. Entre 2017 et 2019, alors qu’elle prépare cette grande rétrospective (à l’origine présentée au Mori Art Museum, avant d’atterrir au Grand Palais) en pleine récidive de son cancer, elle projette sa disparition et explore son passé, qu’elle incarne notamment dans une multitude d’objets miniatures, morceaux de sa vie, de sa mémoire et de son âme.
“Si mon corps disparaît, mon âme disparaît-elle avec lui ? Combien de temps peut-elle rester près du cœur ?” Une question à laquelle l’artiste semble donner une réponse évasive au sein de la dernière salle de l’exposition “The Soul Trembles” (“L’âme tremble”), où des valises s’élèvent jusqu’au plafond, suspendues par des fils rouges. Une métaphore monumentale de son déracinement, à nouveau, mais aussi des morts emportant avec eux leurs bagages et leurs souvenirs vers le ciel, et l’au-delà…
“Chiharu Shiota. The Soul Trembles”, exposition jusqu’au 19 mars 2025 au Grand Palais, Paris 8e.