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Pourquoi un tableau de Klimt a-t-il dépassé les 50 millions aux enchères ?
Adjugé 53 millions de dollars par Sotheby’s New York ce mardi 16 mai, un paysage peint par l’artiste autrichien Gustav Klimt a largement dépassé les estimations. Retour sur les raisons de ce succès avec Helena Newman, présidente de Sotheby’s Europe et responsable mondiale de l’art impressionniste et moderne de la maison de vente.
Par Camille Bois-Martin.
Rare sont les œuvres de Gustav Klimt (1862-1918) à apparaître sur le marché. Vendues des dizaines – et parfois des centaines – de millions de dollars, les toiles du maître autrichien sont pour la plupart précieusement gardées dans les collections de prestigieux musées, de Vienne à New York. La vente organisée ce mardi 16 mai à New York par Sotheby’s a donc de quoi marquer les esprits : peinte vers 1900, Lac d’Attersee, interprétation picturale du lac autrichien éponyme, a dépassé les estimations et a été adjugée 53 millions de dollars, se hissant parmi les paysages les plus chers de l’artiste – mais aussi l’un des plus surprenants. Car, sur cette peinture carrée d’un mètre sur un, l’eau recouvre presque l’entièreté de la surface et déplace la ligne d’horizon en haut du tableau, se développant en une exploration de couleurs déposées par petites touches ça et là.
Ni décor en or, ni visages paisibles ou séducteurs auxquels le grand représentant de la Sécession Viennoise nous avait habitués : dans cette toile, Gustav Klimt concentre son pinceau sur un paysage bucolique d’Attersee qui a bercé les étés de sa vie pendant près de 17 ans – ce dernier s’y rendant régulièrement de 1900 à 1917 avec sa compagne Emilie Floge et sa famille. Lors de ses séjours sur place, l’artiste aime s’installer au bord de l’étendue d’eau et observer ses reflets pour voir les couleurs de la végétation évoluer au gré de la luminosité. “Cette œuvre témoigne de l’extraordinaire modernité de Klimt et propose une approche novatrice de la peinture de paysage”, commente Helena Newman, présidente de Sotheby’s Europe et responsable mondiale de l’art impressionniste et moderne de la maison vente, éclairant sur ce qui fait de cette toile un chef-d’œuvre tout à fait unique.
1. Parce qu’il pose les bases de sa peinture
Pendant près de vingt ans, Gustav Klimt passe ses étés au bord du plus grand lac de toute l’Autriche, l’Attersee. Pourtant, il ne produira que trois toiles représentant les abords bucoliques de cette région du Salzkammergut. Ces peintures sont aussi les rares représentations que l’artiste réalise sans commanditaire, car il se fait connaître – et reste encore aujourd’hui majoritairement reconnu – pour ses célèbres portraits commandés par la grande bourgeoisie autrichienne, tel que celui de Fritza Riedler (1906) ou d’Adele Bloch-Bauer I (1903-1907), dont on retrouve notamment les traits dans nombre de ses chefs-d’œuvre comme Judith et Holopherne (1901). Autant de tableaux ornés d’or et de visages mondains qui paraissent ainsi bien éloignés de sa vue colorée du Lac d’Attersee, qu’il peint seulement quelques années plus tôt. Pour Klimt, ces paysages lui permettent d’expérimenter sa pratique picturale, dont il pose les bases lors de ces étés passés à Attersee au début du 20e siècle. Mais, à la différence de ses deux autres vues de la région qui représentent chacune une maison ou une église au dessus du lac, l’artiste choisit ici de se concentrer sur le motif de l’eau, qui se déploie sur la quasi totalité de la toile et traduit sa fascination pour le mouvement et la réflexion de la couleur sur la surface ondoyante. “Klimt n’a réalisé aucun dessin préparatoire à cette œuvre, explique Helena Newman. Il a peint directement sur la toile et a laissé cette liberté du sujet guider son pinceau”. Aucune construction complexe ni détail minutieux mais une multitude de pointes de bleu, de violet, de vert, de jaune ou de blanc… Celles-ci déploient une palette chromatique “en mosaïque”, selon la présidente de Sotheby’s Europe, qui considère que ce traitement de la peinture préfigure justement celui de ses futures compositions, notamment ses célèbres œuvres du “cycle d’or” (1901-1909).
2. Parce qu’il réinvente les codes du paysage
Annonçant presque les incontournables Nymphéas que Claude Monet réalise une décennie plus tard, la vue du Lac d’Attersee de Gustav Klimt propose une approche nouvelle et unique de la peinture de paysage. Représentée dans un format carré inhabituel pour ce genre pictural, l’eau en remplit presque toute la toile et amène la ligne d’horizon en haut du tableau, au lieu de la placer en son centre comme il est souvent d’usage en peinture. Le maître autrichien abandonne ainsi toute perspective traditionnelle et plonge son spectateur dans un flot de couleurs et de formes presque contemplatif. “Il se dégage de la toile quelque chose de sensoriel, comme si on se trouvait là, à flotter dans le lac d’Attersee”, constate Helena Newman. Par comparaison, les deux autres paysages que Klimt peint du village à la même époque sont bien plus traditionnels et réalistes : si le lac occupe la moitié de la surface, il se voit surplombé d’une église et de plusieurs maisons, détaillées jusqu’aux fenêtres et entourées d’une végétation luxuriante. Écart à ces compositions classiques, le Lac d’Attersee se voit submergé par les clapotis des vagues et pousse le ciel et le rocher aux extrémités de la toile. Puisqu’il ne s’agit pas ici d’une commande, Klimt fait d’ailleurs de ce tableau une sorte d’étude des couleurs naturelles et de leurs variations, expérimentant sa pratique tout autant que les limites des peintures de paysage traditionnelles. Selon la présidente de Sotheby’s Europe, l’œuvre “se développe” du haut vers le bas : de la partie haute plus détaillée, figurant l’horizon et un rocher, Klimt descend sur la toile en appliquant des coups de pinceau de plus en plus larges, donnant ainsi une impression de mouvement, comme si l’eau continuait d’onduler cent ans plus tard. Par ces choix originaux, Klimt bouscule les codes traditionnels du paysage et touche du bout de son pinceau l’abstraction, avec une proposition dont la spécialiste identifiera l’influence dans les œuvres d’autres peintres tel que Monet.
3. Parce qu’il fait sa première entrée dans le marché de l’art
Sans commanditaire, ce tableau était destiné à rester dans l’atelier du peintre autrichien. Rachetée après sa mort par une riche famille de collectionneurs puis transmise d’héritiers en héritiers, l’œuvre rejoint en 1937 les collections de l’historien d’art et galeriste viennois Otto Kallir. Menacé par la montée du nazisme, ce dernier emporte ses trésors dans ses valises pour New York, où il ouvre en 1939 sa Galerie St. Etienne sur la 57e rue et introduit pour la première fois aux États-Unis l’art moderne autrichien. Avant son arrivée, la célébrité d’artistes comme Egon Schiele et Gustav Klimt dépassait rarement les frontières européennes – en tout cas jusqu’à l’exposition “Saved from Europe” qu’Otto Kallir inaugure en 1940, au sein de laquelle il présente trois toiles de Klimt, neuf de Schiele et six d’Alfred Kuben, marquant, selon Helena Newman, un véritable tournant dans l’histoire de l’art américaine. L’œuvre du maître symboliste connaît ainsi un retentissement inédit sur le continent américain et intègre de prestigieuses collections telle celles du Fogg Art Museum de l’université d’Harvard, qui reçoit en 1956 Le Poirier (1903), offert par Otto Kallir, ou encore celles du MoMA, qui achète à ce dernier Le Parc (1910) un an plus tard. Mais le galeriste conserve précieusement la vue du Lac d’Attersee jusqu’à sa mort en 1978, année durant laquelle l’œuvre est rachetée par une collection privée… où elle est restée jusqu’à ce mardi 16 mai, qui marque la première entrée du tableau dans les ventes aux enchères publiques, non sans succès.