Les portraits sans visages de Jackie Nickerson
Connue pour capturer l’identité psychologique des groupes d’individus dans leur environnement, la photographe britannique Jackie Nickerson est de retour avec un livre inédit baptisé “Field test”. Réalisés au long des cinq dernières années, ses portraits sans visages désincarnent l’humain derrière le plastique et les écrans. Rencontre.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Un modèle fait face à l’objectif, mais le portrait est loin d’être habituel : son visage est invisible, recouvert par un sac en plastique perforé, maintenu par des rubans roses. Sur une autre image, c’est enroulée dans un tissu non tissé blanc et recouverte d’un filet que la tête apparaît… ou plutôt disparaît. Au fil des clichés réalisés par Jackie Nickerson, le plastique triomphe et les identités s’effacent. Dans son nouveau livre baptisé Field test, la photographe britannique réunit des images prises ces cinq dernières années, des mises en scène sobres et froides animée par la présence d’emballages, de sacs et autres combinaisons protectrices derrières lesquelles le corps devient objet jetable. Marquée par un voyage au Libéria, en plein cœur de la crise sanitaire liée à Ebola, mais également par l’influence du big data, la surconsommation, l’isolement provoqué par les écrans et bien sûr l’urgence écologique, Jackie Nickerson saisit les absurdités visibles d’un monde en pleine déshumanisation. Une interprétation visuelle puissante parsemée de masques chirurgicaux, étrangement annonciatrice des affres de l’an 2020. Numéro lui a posé quelques questions.
Numéro : Ce nouveau livre rassemble des photographies prises ces dernières années. Quelles sont les origines de cette série et quand avez-vous décidé d’en faire une publication ?
Jackie Nickerson : Ce projet a commencé en 2014 lorsque Time magazine m’a envoyée au Liberia pour documenter l’épidémie Ebola. Cela m’a rendue très consciente de toutes les modalités proposées par les services de santé, et les plastiques PPE (polyphénylène éther) y jouaient un rôle très important. Ces matériaux protègent mais camouflent aussi l’identité. L’absence d’identité personnelle crée alors une sorte d’angoisse psychologique qui m’a amenée à penser à toutes ces choses invisibles que nous utilisons tous les jours, comme Internet.
“Nous vivons à l’ère des fausses informations où des données fabriquées sont présentées comme vérité.”
Vous avez baptisé votre ouvrage “Field test”, terme qui renvoie à une expérience in situ dans le domaine scientifique. Comment vos clichés vous ont-ils inspiré ce vocabulaire médical ?
Le field test est un test de l’œil qui mesure quelle quantité de vision périphérique un individu peut avoir perdu. Cette perte de vision est généralement imperceptible au quotidien, c’est pourquoi le field test permet de mesurer de façon scientifique tout ce que l’on peut réellement voir, en comparaison avec tout ce que l’on pense être capable de voir. Nous vivons à l’ère des fausses informations où des données fabriquées sont présentées comme vérité. J’appréciais donc cette idée d’une machine qui peut mesurer la réalité.
La dissimulation du visage est un fil rouge de l’ensemble du livre. Parfois, on aperçoit même des masques chirurgicaux au visage des modèles, que l’on ne peut pas s’empêcher de percevoir comme un présage de la pandémie de Covid-19. Comment en êtes-vous venue à une telle représentation de l’anonymat ?
Vous avez raison : j’ai commencé cette série bien avant la pandémie. Évidemment, couvrir la crise d’Ebola a été le point de départ. Par la suite, j’ai commencé à penser à tout ce que nous faisons de banal au quotidien et qui est robotisé ou automatisé. Sommes nous face à une personne ou un objet inanimé ? Les vendeurs, les politiciens, les entreprises, les réseaux sociaux nous voient-ils comme des individus ou seulement des chiffres ? Comme des produits ? Les études de données tentent d’influencer nos dépenses. Nous sommes tous transformés en marchandises par les systèmes du big data. Mais comment appréhendons-nous cette nouvelle réalité, celle d’être devenus invisibles ?
“La pure polyvalence du plastique continue de nous assujettir. Il est devenu indispensable.”
Dans vos clichés, les ordures deviennent des trésors. Beaucoup de déchets, principalement en plastique, sont utilisés comme costumes, accessoires, décors… Où les avez-vous trouvés ? Comment sont-ils entrés en jeu dans la préparation des images ?
Cela fait à peu près dix ans que je collectionne et achète tous types de matériaux. Et cinq ans que j’amoncelle des emballages de nourriture. Je suis obsédée par les supermarchés discount, obsédée par leurs matériaux. Tous les différents types d’emballage, leur design industriel – qui ont chacun une fonction très précise – me fascinent, d’autant qu’ils ne sont utilisés qu’une seule fois avant d’être jetés. La pure polyvalence du plastique continue de nous assujettir. Il est devenu indispensable.
Vous êtes connue pour explorer sans cesse la relation entre un sujet et son environnement. Dans cette série, l’environnement n’est pas toujours très visible, souvent séparé des portraits des individus eux-mêmes, mais les grilles sont récurrentes. Quel rôle avez-vous voulu lui donner ?
Notre environnement aura toujours un effet sur nous car nous en faisons partie et il fait partie de nous. Les sculptures photographiques du livre pourraient donc être perçues comme des métaphores de cette actualité. Elles illustreraient alors l’impact que les nouvelles réalités environnementales telles que la big data, les fake news, la pollution et la technologie ont sur nos esprits, notre intellect, nos souvenirs, nos capacités de raisonnement, notre intimité et notre âme. Par ailleurs, dans les lieux publics et particulièrement les aéroports, nous sommes de plus en plus isolés de notre environnement par divers écrans. Même si ces écrans sont très subtils, ils sont toujours là. Tous les éléments que j’ai intégrés dans cette série représentent cela.
Jackie Nickerson, Field test, disponible aux éditions Kerber.