Les mondes oniriques du peintre Giorgio De Chirico
Immense poète visuel, Giorgio De Chirico crée des mondes oniriques qui échappent à notre compréhension immédiate pour ouvrir les portes de notre imaginaire. Une œuvre magistrale à redécouvrir au musée de l’Orangerie.
Par Éric Troncy.
Dix années après que le musée d’Art moderne de la Ville de Paris lui a consacré une époustouflante rétrospective, l’œuvre de Giorgio De Chirico (1888-1978) est à nouveau montrée à Paris. Une exposition intitulée Giorgio De Chirico. La peinture métaphysique devait ouvrir au musée de l’Orangerie à Paris le 1er avril 2020, mais a dû laisser ses portes closes en raison des mesures sanitaires liées à la pandémie de Covid-19. Elle ouvrira enfin, à une date moins incongrue (le 16 septembre), après que le site du musée aura proposé tout l’été un “parcours virtuel” de l’exposition qui, assez fatalement, n’avait rien à voir avec une exposition. Mais voir ces œuvres “en vrai” est un privilège dont il serait assez sot de ne pas profiter une nouvelle fois, parce qu’elles ont fait de la poésie une raison supérieure au sens. C’est dire si elles diffèrent des œuvres actuelles.
En dépit de cette redondance, il faut reconnaître une certaine évidence à la présentation de l’œuvre du peintre italien au musée de l’Orangerie, où sont par ailleurs régulièrement exposés les 156 tableaux qui composent la collection Jean Walter et Paul Guillaume, respectivement second et premier mari de Juliette Lacaze, ce dernier ayant été le premier marchand de Giorgio De Chirico. À la mort de Paul Guillaume, cependant, sa veuve hérita de sa collection, avec obligation de la faire entrer un jour au musée du Louvre, mais aussi avec l’autorisation de la modifier, ce qu’elle fit en se débarrassant notamment de toutes les toiles de De Chirico (et de toutes les toiles cubistes de Picasso, ainsi que d’une dizaine de Matisse).
Il n’y a donc pas d’œuvres de Giorgio De Chirico dans les collections du musée de l’Orangerie. Même le Portrait de Paul Guillaume (1915) appartient aux collections du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qui possède un ensemble spectaculaire d’œuvres de De Chirico depuis que, en 2011, la Fondation Giorgio et Isa De Chirico lui a légué 61 œuvres qui s’ajoutèrent aux sept toiles qu’il détenait déjà auparavant.
Giorgio De Chirico est né en Grèce, d’une famille italienne. Sa mère était une bourgeoise de Gênes, son père un ingénieur qui avait été engagé par le gouvernement grec pour construire une ligne de chemin de fer (il fut nommé directeur des chemins de fer grecs en 1899). L’artiste découvrit très tôt sa grande aptitude au dessin et, dans un entretien filmé à Rome pour la télévision française, en mars et octobre 1971, il se remémore sa première tentative de peinture à l’huile : “J’avais décidé de peindre une nature morte, j’avais choisi trois citrons. J’avais entendu parler de peinture à l’huile et je pensais que cette peinture se faisait avec de l’huile. Alors j’ai pris de l’huile d’olive qu’il y avait dans la salle à manger. Mais l’huile d’olive a cette propriété : elle ne sèche jamais. Au bout de trois mois, le jaune de ces citrons restait sur les doigts quand on touchait la toile. Alors j’ai demandé à un peintre, un vieux monsieur spécialiste de peinture de marine, qui enseignait quelquefois, et qui m’a parlé de l’huile de lin. C’était pour moi une révélation : on fait de la peinture à l’huile avec l’huile de lin.” Dès l’âge de 12 ans, il étudiait à l’Académie des beaux-arts d’Athènes, puis à celle de Munich, où il avait suivi ses parents. En 1911, il vint rejoindre à Paris son frère le peintre Andrea De Chirico : “Mon frère était déjà là et il me disait que c’était la ville
où l’on comprenait les arts, les jeunes peintres. Alors j’ai fait ma valise et je suis allé à Paris.”
En 1913, il y rencontra notamment Guillaume Apollinaire, qui s’intéressait alors à la peinture et recevait chez lui de jeunes écrivains et de jeune peintres : André Derain, Max Jacob et Pablo Picasso. À l’époque, le cubisme est l’art d’avant-garde, mais De Chirico n’en fait pas grand cas. “Le cubisme ne m’a jamais beaucoup intéressé, c’est un peu comme le freudisme : le freudisme fonde tout sur la sexualité, le cubisme fonde tout sur le cube. Je trouve que c’est trop facile de résoudre les questions comme cela”, analyse- t-il. Il coupe aussi court à la légende : “Apollinaire, je l’ai très peu connu, c’était à la veille de la Première Guerre mondiale, il s’est engagé et il est parti au front. Je ne l’ai jamais revu.”
C’est qu’on prête aujourd’hui volontiers à Apollinaire le terme de peinture “métaphysique”. N’avait-il pas, dans une critique de l’exposition que De Chirico organisa dans son propre atelier, évoqué précisément “ces peintures étrangement métaphysiques” ? Mais De Chirico, pour sa part, est catégorique sur l’origine du terme : la peinture “métaphysique”, c’est lui. “J’ai appelé cette peinture ‘métaphysique’ d’après l’étymologie du mot, ‘au-delà des choses physiques’, car je pensais que ce que je voulais exprimer allait au-delà de ce qu’on voit, au-delà des choses tangibles, de ce qui tombe directement sous le sens.” À la même époque, un autre peintre, Carlo Carrà, subit l’influence de De Chirico et fait lui aussi de la peinture métaphysique. “Les gens, soit par ignorance soit par malignité, ont voulu lui en attribuer aussi la paternité – mais tout le monde sait que c’est moi qui ai créé la peinture métaphysique”, rectifie Giorgio De Chirico.
De cette peinture, en effet, il est avisé de revendiquer l’exclusive paternité, tant elle s’oppose à tout le reste et établit les bases d’un style nouveau. Elle n’est pas cubiste, ne semble rien devoir à l’impressionnisme et au contraire paraît aller chercher bien plus loin dans l’histoire de l’art quelques souvenirs. Elle fait exister un univers poétique entre modernité et Antiquité, peuplé de locomotives qui fument, de fragments de statues aussi blanches que le plâtre, de mannequins de couture, de bouchons de pêche, de moules à gâteaux, de biscuits pareils à ceux qu’il vit dans le quartier juif de Ferrare et, surtout, d’architectures simplifiées soumises à des perspectives contrariées. Rien ne semble y être littéral, rien ne semble y faire sens, tout y paraît pourtant logique. Cette peinture est à la fois figurative et privée de sens littéral, elle offre la possibilité de multiples narrations et n’en retient aucune. Elle ne parle pas du monde contemporain, mais peut-être de quelque chose de plus vaste : elle fut parfois raillée et qualifiée de décor de théâtre, et en effet quelque chose se joue dans ces toiles, qui ouvre dans notre imaginaire un monde à part.
Rien d’étrange, alors, à ce qu’André Breton, qui découvrit cette peinture en 1916, lui trouve des qualités surréalistes. Giorgio De Chirico assista à quelques-une de leurs réunions, mais se défend de toute appartenance aux surréalistes… “On a voulu m’intégrer au groupe surréaliste, mais moi, j’ai toujours dit que je n’en faisais pas partie. On m’y a mis de force, contre ma volonté. Je n’ai jamais eu affaire avec les surréalistes et je ne tiens pas à avoir affaire avec les surréalistes. Toutes ces légendes ont été créées à Paris de façon tendancieuse et n’ont rien à voir avec la réalité.”
Dans une interview à L’Europeo, en 1970, il observe d’ailleurs : “Dans mon travail, il n’y a ni étapes ni transitions d’un style à l’autre, comme parfois cela a été affirmé.” Comme si sa peinture devait traverser le temps sans s’attacher à rien d’autre qu’au style qu’il a établi et à l’ambition d’être une grande peinture. Avec une certitude : “La grande peinture, c’est une peinture bien faite. Seulement, à propos de ‘bien faite’, il est difficile de s’exprimer, c’est une question de qualité, on peut la comparer à une étoffe. Entre la peinture moderne et la peinture de maître, il y a la même différence qu’entre une étoffe de pure laine et une étoffe faite avec du papier.”
Exposition Giorgio De Chirico. La peinture métaphysique, au musée de l’Orangerie, à Paris, du 16 septembre au 14 décembre.