Les immanquables de l’art contemporain à Paris Internationale 2022
Avec sa sélection à la pointe de la création contemporaine mondiale, la foire Paris Internationale est devenue un rendez-vous majeur de la semaine de l’art. Pour sa 8e édition, l’événement occupe du 19 au 23 octobre prochains les cinq étages de l’ancien studio du photographe Nadar, à quelques pas de l’Opéra Garnier, avec 59 galeries dont 21 nouvelles arrivantes. Focus sur 6 projets artistiques qui marquent cette nouvelle saison.
Par Matthieu Jacquet.
1. Simon Lehner, l’artiste qui glitche ses souvenirs d’enfance
Pénétrer l’œuvre d’un artiste revient souvent à ouvrir la porte de son imaginaire pour le visiter à travers son ou ses supports d’expression. La métaphore ne pourrait être plus appropriée pour Simon Lehner. À seulement 25 ans, l’artiste viennois développe une pratique aussi dense qu’intime, d’abored révélée par la photographie avant de s’étendre à la peinture et la vidéo. Sur le stand de la galerie KOW, l’Autrichien présente sur écran vertical la reproduction en 3D de sa propre chambre à coucher, animée par des manifestations presque oniriques : faisceaux lumineux et nuées éctoplasmiques flottant dans l’espace transforment ce lieu intime filmé pendant 24 heures, où le réel et le fantasme s’entremêlent pour former l’illustration mouvante d’un récit mental. Une démarche introspective que l’artiste complète par l’accrochage de deux toiles monumentales, peintes à l’aérographe d’après une composition numérique. Sur l’une d’entre elles, on reconnaît les visages d’idoles de sa jeunesse – Michael Jackson, Elvis Presley, Forrest Gump – fondus dans une scène rose pastel. En moulant des bouches, protubérances et autres fragments de visage à l’aide du plâtre sur certaines zones de la toile pour former des volumes inattendus à l’image des glitchs numériques, Simon Lehner crée des ensembles composites partiellement indéchiffrables, à l’image des souvenirs brumeux, ambigus et irrationnels qui peuplent sa mémoire et envahissent ses rêves.
Stand de la galerie KOW, deuxième étage.
2. L’aliénation bureaucratique vue par Irina Lotarevich
Une certaine froideur émane des sculptures d’Irina Lotarevich sur le stand de la galerie Sophie Tappeiner. Une froideur liée à première vue à leur matériau principal, l’aluminium argenté, mais aussi à leurs structures rigides, orthogonales et lisses, évoquant aussi bien celles des casiers partagés dans les écoles que des bureaux standardisés, démultipliés à l’envi dans les open spaces des entreprises modernes. L’uniformisation du monde par l’architecture et les objets du quotidien est en effet l’une des thématiques centrales du travail de l’artiste née en Russie, qui travaille aujourd’hui à Vienne. Reprenant ces designs désormais banalisés qui façonnent notre expérience quotidienne et nos relations socio-professionnelles, l’artiste réalise intégralement à la main des œuvres qui effacent leur usage pour les amener aux portes l’absurde, à l’instar des surfaces métalliques accrochées sur mur surmontées d’une poignée inutile et perforées de serrures en leur intérieur, dont le cadre est bordé de dizaines de clés identiques. Irina Lotarevich ne s’en tient pas là : sur des caissons argentés transformés en assises, elle appose des morceaux d’aluminium fondu d’après d’anciennes œuvres sur lequel elle pose l’empreinte de sa propre peau – manière d’intégrer discrètement la sensibilité et la singularité de son propre corps à l’univers aseptisé et globalisé de la bureaucratie.
Stand de la galerie Sophie Tappeiner, deuxième étage.
6. Sands Murray-Wassink, l’artiste qui brise les tabous sexuels
Au cœur du quatrième et dernier étage de la foire, le stand de la galerie Diez pourrait être pris pour le quartier général d’une association militante. Des dizaines de textes et de mots peints sur papier ou sur textiles suspendus s’apparentent à des slogans de manifestation : “I CAN, I AM” (“Je peux, je suis”), “LEARNING TO BE ALONE” (“Apprendre à être seul)”, ou encore “YOU ARE YOUR OWN INSTITUTION, NO FEAR” (“Tu es ta propre institution, n’aie crainte”) peut-on y lire en lettres capitales et colorées. Emplies de bienveillance et d’engagement, ces phrases peintes par Sands Murray-Wassink synthétisent les enjeux de la démarche de l’artiste d’origine américaine, établi à Amsterdam depuis les années 90. Ouvertement gay et pro-féministe, le plasticien de 48 ans déploie une pratique plurielle et inclassable proche de l’archive intime, comme en attestent les lignes de pensées qu’il rédige au fil de la plume sur des feuilles maculées de taches de café, où sont citées ça et là les figures tutélaires qui l’inspirent par leur audace artistique – Carolee Schneemann, Eva Hesse ou encore Adrian Piper. Outre ces peintures réalisées durant les deux dernières décennies, l’artiste dévoile à Paris Internationale une œuvre récente pour le moins surprenante : une mosaïque composée exclusivement de photographies en gros plan de son propre anus réalisées pendant le confinement, à une période où sa vie sexuelle était en suspens. Une manière osée d’interpeler le visiteur sur les parangons du bon goût et sur ce qui, au-delà des tabous et de la décence, fabrique l’efficacité d’une œuvre d’art.
Stand de la galerie diez, quatrième étage.
8e édition de Paris Internationale, du 19 au 23 octobre 2022 au 35, boulevard des Capucines, Paris 2e.
4. La nostalgie inquiétante des clichés d’Erin Calla Watson
Une chambre d’enfant éclairée sous un filtre vert-jaune monochrome semble sortie d’un film d’épouvante ou de science-fiction. Lit défait, oreillers, linge et vaisselle dispersés au sol… Sur ses quatre photographies imprimées sur aluminium, Erin Calla Watson offre plusieurs points de vue sur un même espace en désordre. Malgré l’absence du propriétaire de cette pièce, on y reconnaît toutefois des figures familières : le doudou au masque de lapin devenu la mascotte du film Donnie Darko, les silhouettes du faon Bambi, héros du dessin animé Disney, et de la pop star Britney Spears, python autour du cou lors de l’une de ses plus célèbres performances scéniques, découpées dans du carton… Pourtant, si cette composition nette et réaliste a tout d’un décor de film ou de théâtre, elle n’a en fait jamais existé matériellement. Puisant sur internet le forum Reddit des objets d’intérieur et éléments issus de la pop culture, la jeune photographe basée à Los Angeles a intégralement modélisé cet espace en 3D au point de provoquer la confusion par son sens aigu du détail, de la création des ombres d’appareils invisibles – on discerne parfois la forme d’un trépied – à la texture de la moquette. En résulte une atmosphère étrange où le monde enfantin et la nostalgie d’une génération – celle de l’artiste, née en 1993 – se voient soudainement enveloppés d’une aura inquiétante et presque hantologique.
Stand de la galerie Foxy Production, quatrième étage.
5. Aspirateurs souffleurs et cannes-micros : les détournements de Mara Wohnhaas
Avec un peu de chance, les visiteurs de cette 8e édition de Paris Internationale pourront assister à une scène incongrue : une jeune femme assise tranquillement sur une chaise en cuir, encadrée par quatre aspirateurs souffleurs placés en bas et au-dessus de son siège. Alors que celle-ci commencera à déclamer un texte, les machines souffleront dans sa direction pour recouvrir sa voix de leur bruits assourdissants pendant qu’une longue feuille de papier déroulée entre ses bras se verra broyée sous l’accoudoir, rendant sa prise de parole complètement vaine. Les actions de Mara Wohnhaas déroutent, et c’est là leur premier but. À 25 ans, la jeune Allemande maîtrise déjà un art du détournement des objets du quotidien et des canaux de communication, qui forment les fondements de sa pratique. Emplies d’humour, ses sculptures – régulièrement activées par ses performances – pourraient évoquer celle des artistes surréalistes ou Dada, à l’instar de son bouquet de cannes en bois chapeautées de têtes de micros, ou encore de son fragment d’armure agrémenté d’un crochet pour y suspendre un trousseau de clés. Afin de créer la confusion et d’interroger sur la valeur des éléments qu’elle utilise, l’artiste mélange les usages et s’attaque même à sa propre image, éclatée dans des collages photographiques qui transforment son corps en celui de créatures fluides et difformes.
Stand de la galerie BQ, troisième étage.
3. La Renaissance italienne rencontre le rap français chez Chalisée Naamani
Quatre silhouettes sont élégamment alignées sur l’une des cimaises du stand de la galerie Ciaccia Levi. Compositions textiles dépourvues de mannequins pour les soutenir, ces créations pourraient s’approcher du spectre si leurs couleurs éclatantes, motifs disparates et composantes ne les enveloppaient pas d’une charge culturelle et historique extrêmement incarnée. À l’image de son intérêt marqué pour la mode et l’hybridation des cultures au-delà des hiérarchisations assommantes, cette jeune diplômée des Beaux-arts de Paris s’est distinguée ces dernières années par ses assemblages mêlant vêtements, imprimés photographiques, sculptures en volumes et babioles diverses. Ici, l’artiste française dévoile une toute nouvelle série inspirée par le maître florentin Pierro della Francesca. Des personnages issus des tableaux célèbres de l’artiste du Quattrocento, à l’instar de son portrait du pape Sant’Agostino, viennent orner foulards noués, cols de chemises et autres jupes bouffantes qui s’intègrent à ces œuvres intégralement cousues à la main. Habile iconoclaste, Chalisée Naamani y intègre des porte-clés, boucles en forme de cœur, colliers de perles bon marché et paroles de morceaux de rap français. “J’ai plusieurs loyers au poignet”, peut-on lire sur l’une des quatre pièces, telle la revendication explicite de son approche hybride et joyeusement profane.
Stand de la galerie Ciaccia Levi, troisième étage.