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15 juil 2024

Mort de Bill Viola : quand l’artiste déchaînait les quatre éléments

Pionnier de l’art vidéo, Bill Viola s’est éteint le 12 juillet, laissant derrière lui une des dizaines de films et installations puissants réalisés au fil des cinq dernières décennies. Retour sur l’histoire de l’œuvre “Martyrs” (2014), puissant quadriptyque où l’artiste explore à travers les quatre éléments le passage de la vie à la mort et l’état de transcendance…

Bill Viola, “Martyrs (Earth, Air, Fire, Water)” (2014). Installation de 4 vidéos HD de 7 min chacune ©Vanhaerentsartcollection.

Un tableau-vidéo christique signé Bill Viola

La scène s’approche d’un tableau christique. Quatre écrans verticaux alignés dévoilent les vidéos de quatre individus sur fond noir. Sur celui de gauche, un homme émerge d’une masse de terre s’élevant vers le ciel, tandis que le mouvement inverse se déroule sur celui de droite, où un autre homme, torse nu et tête en bas, reçoit sur son corps des trombes d’eau de plus en plus intenses. Au centre, une femme en robe blanche flotte debout, maintenue au sol par des cordes aux pieds et tirée en haut par des cordes aux poignets, pendant que des bourrasques de vent bousculent son corps.

Sur le dernier écran, un homme ouvre les yeux, assis sur une chaise, dans un décor progressivement envahi de flammes dévorantes. Durant près de dix minutes et sans un bruit, chacun de ces quatre corps qui, tour à tour, s’étendent, se lèvent, se consument ou s’envolent, est respectivement chahuté par l’un des quatre éléments. Des tableaux vivants qui, s’ils dépeignent des situations de toute évidence douloureuses, contrecarrent les attentes du spectateur : ici, on endure la souffrance en silence en éprouvant les limites de son corps, jusqu’à embrasser son destin funeste. Une fois de plus, la magie de Bill Viola opère.

Une œuvre magistrale commandée par la cathédrale Saint-Paul

Exposé récemment au Tripostal à Lille par l’association lille3000, parmi les chefs-d’œuvre de l’impressionnante Vanhaerents Art Collection, le film Martyrs (Earth, Air, Fire, Water) (2014) illustre, encore aujourd’hui, avec éloquence la démarche de celui que beaucoup considèrent comme un “pionnier” de l’art vidéo. Le projet remonte pourtant à près de dix ans : à l’époque, la célèbre cathédrale Saint-Paul de Londres ouvre un nouveau pan de son histoire en invitant pour la première fois un artiste contemporain à investir ses lieux. Le choix de l’équipe se tourne naturellement vers Bill Viola, dont l’œuvre éminemment spirituelle semble trouver une résonance particulière avec l’édifice anglican construit à la fin du 17e siècle.

Passionné par la spiritualité et les thématiques religieuses, notamment chrétiennes, celui-ci choisit avec son épouse et acolyte Kira Perov d’explorer le martyre, soit la terrible souffrance endurée jusqu’à la mort pour défendre sa foi contre ses détracteurs. Le budget alloué est à la mesure des ambitions de l’artiste maximaliste : près de 2 millions de dollars, comme le révèle à l’époque le magazine Connaissance des arts.

Les quatre éléments incarnés par des danseurs du Cirque du Soleil

Plutôt que de faire incarner cette épreuve par une seule personne, le duo a une idée : réunir dans son vaste studio de prise de vue quatre individus qui, chacun, seront livré à l’un des quatre éléments dans une séquence individuelle présentée ensuite sous forme de quadriptyque dans l’église. Identifiés pendant des siècles comme au fondement de l’univers et à l’origine de son équilibre, l’eau, l’air, la terre et le feu interviennent donc ici dans des scènes incarnées par des performeurs habitués aux situations extrêmes, à l’instar de l’homme et la femme suspendus par des cordes, tous deux danseurs aériens de la compagnie du Cirque du Soleil.

Une résistance qui permet au premier d’endurer sans aucun artifice poids de l’eau chutant sur son corps renversé, dans la position de Saint-Pierre crucifié, et à la seconde de tenir en l’air debout et attachée, livrée au souffle puissant des ventilateurs. La corps du troisième performeur, quant à lui, s’affaisse sous la masse de terre dans une vidéo qui sera ensuit diffusée de la fin au début, pour inverser le mouvement du matériau. Encadré par des écrans diffusant des feux crépitants, qui seront doublés de flammes en post-production, le dernier personnage reste impassible dans une séquence au réalisme confondant.

Bill Viola, “Martyrs (Earth, Air, Fire, Water)” (2014). © Bill Viola.

Mêlant la poésie au drame, Martyrs (Earth, Air, Fire, Water) s’inscrit parfaitement dans l’œuvre d’un homme obsédé par le passage de la vie à la mort, et l’état de transcendance. À l’image de nombre de ses vidéos, l’utilisation du ralenti permet d’accompagner ce moment de transition par une progression dramatique invitant à la contemplation et au recueillement, renforcés par le silence d’une image muette comme un tableau. “À travers cette œuvre, nous cherchons à ralentir les gens, expliquait l’artiste à la chaîne Euronews. Le monde va trop vite, je pense qu’il est aujourd’hui vraiment hors de contrôle et nous devons être particulièrement prudents.”

L’eau, personnage clé des œuvres de Bill Viola

Outre l’élongation du temps, on retrouve ici un autre des éléments favoris de Bill Viola, l’eau, actrice principale de ses œuvres notoires : si dans The Messenger (1996) et Five Angels and the Millenium (2001), des hommes émergent peu à peu d’un bassin bleuté, c’est une vague qui déferle peu à peu sur un groupe d’individus dans la vidéo The Raft (2004), dans une scène dont la composition et puissance tragique ne sont pas sans rappeler le Radeau de la Méduse de Géricault.

Mais c’est sans doute à l’œuvre Tristan’s Ascension (2005) que Martyrs (Earth, Air, Fire, Water) paraît le plus faire référence : dans cette célèbre vidéo, un corps allongé, inerte, lévite de plus en plus haut pendant que des gouttes d’eau suivent son mouvement, telles une pluie inversée. L’eau accompagne ici l’élévation de l’esprit vers un nouveau monde, là où les quatre éléments de Martyrs causent la perte des personnages, auxquels la souffrance donnera supposément les clés du paradis.

La mort est une force de la nature et ces quatre éléments représentent la rage de leurs forces, commente Kira Perov. La passion la plus intense de la traversée de la mort, et la transcendance jusqu’à la lumière.”

Bill Viola, “Martyrs (Earth, Air, Fire, Water)” (2014). © Bill Viola.

Une œuvre imprégnée par les références bibliques

Au fond de l’aile sud de la cathédrale Saint-Paul, l’accrochage permanent de l’œuvre rend d’autant plus claires ses références aux retables anciens, aux polyptyques médiévaux ou encore aux scènes bibliques déployées sur de multiples vitraux – Bill Viola avait d’ailleurs déjà exploré cette narration plurielle dans son premier triptyque vidéo en 1992. Des rapprochements que l’Américain appuie en 2016 dans l’église, lorsqu’il enrichit cette installation d’une nouvelle vidéo, Mary, réinterprétant sur trois écrans le sujet séculaire de la Pietà.

Au-delà des références religieuses, peut-être peut-on voir dans Martyrs l’expression d’une position sacrificielle de l’artiste dévoué à son travail – démarche incarnée par les actionnistes viennois et représentants de l’art corporel, à l’instar de Marina Abramovic, qui en 2018 dévoilait dans une installation immersive son propre avatar en train de se noyer dans un bassin transparent.

À l’image de l’ensemble des œuvres de Bill Viola, cependant, la vidéo conserve encore aujourd’hui une grande part de mystère. “Il n’y a pas de réponse à la naissance ou à la mort, résumait l’artiste lors de sa grande exposition au Grand Palais en 2014. On doit en faire l’expérience. On peut s’en approcher ou l’étudier, mais jamais y répondre de façon définitive.”

La vidéo “Martyrs (Earth, Air, Fire, Water)” de Bill Viola était à voir dans l’exposition “Au bout de mes rêves” par l’association lille3000, du 6 octobre 2023 au 14 janvier 2024 au Tripostal, Lille.