La photographe Zanele Muholi en 5 autoportraits saisissants
Depuis les années 2000, la photographe et “activiste visuelle” Zanele Muholi dépeint dans ses portraits en noir blanc les identités LGBTQ+ d’une Afrique du Sud post-apartheid. Récemment consacrée par une exposition personnelle à la Tate Modern, et bientôt à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, elle publie ce mois-ci sa première monographie en français aux éditions Delpire & co. Au programme : 96 autoportraits dans lequel l’artiste de 48 ans se métamorphose en divers archétypes puissants et engagés.
Par Matthieu Jacquet.
Zanele Muholi ne se décrit pas comme photographe mais comme “activiste visuelle”. Et sa pratique photographique ne saurait contredire cette information. Depuis bientôt vingt ans, la Sud-Africaine explore à travers l’image les questions liées aux identités qui la définissent, elle-même comme ses semblables : noire, zoulou, lesbienne, queer… Exclusivement en noir et blanc, ses portraits frontaux recensent les visages de celles qui composent la communauté LGBTQ+ aux quatre coins de l’Afrique du Sud, parfois suivies à différents moments de leur vie. Mais en 2012, l’artiste entame une série au sujet unique : elle-même. Au fil de dizaines d’autoportraits, la quadragénaire se métamorphose en différents archétypes à l’aide de parures et autres coiffes de fortune, faisant chaque fois, selon ses mots, “référence à un cas particulier, à un personnage historique ou à une expérience – personnelle, sociopolitique, culturelle” et “s’adresse à un corps, dont on a gommé l’histoire.” Favorisant l’éclectisme et l’amalgame, Zanele Muholi croise dans ses clichés des canons de beauté aussi éloignés que les portraits de Vermeer et les tenues traditionnelles zouloues, en passant par les geishas ou la statue de la Liberté. Consacrée récemment à Londres par une grande rétrospective à la Tate Modern et bientôt à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, la Sud-africaine publie cette année aux éditions Delpire & co sa première monographie en langue française, concentrée sur ce travail autobiographique et protéiforme. Au programme, 96 visages en noir et blanc chaque fois baptisés d’un nom zoulou, et réunis par un titre puissant : Somnyama Ngonyama − Salut à toi, Lionne noire !. Décryptage de cinq de ces clichés saisissants, enrichi par les textes et les propres mots de l’artiste couchés dans ce nouvel ouvrage.
1. Ntozakhe II (2016) : une nouvelle Lady Liberty
En 1886, s’érige sur une île dédiée au large de New York une dame de 92 mètres de haut, le visage levé et le regard portant vers l’infini. La fameuse statue de la Liberté, cadeau de la France aux Etats-Unis conçu par le sculpteur Auguste Bartholdi et les architectes Eugène Viollet-le-Duc et Gustave Eiffel, est depuis devenu l’emblème de New York et l’incarnation solaire d’une émancipation. 130 ans plus tard, Zanele Muholi s’empare de ce symbole ainsi que ceux des idoles religieuses aux têtes auréolées en se photographiant coiffée d’une afro dont la forme de couronne n’est pas sans évoquer le diadème de “Lady Liberty”. Le cuivre patiné vert de cette dernière laisse alors place au noir ébène de la peau de l’artiste, dont les yeux fixent le ciel, emplis d’espoir. “Je pensais à des Noires, militantes des droits civiques et humains criminalisées, et aux innombrables femmes prisonnières dans leur vie, qui ne sont libres ni dans leur condition domestique ni dans la société – celles de couleur notamment”, confie Zanele Muholi à la commissaire d’exposition Renée Mussai, désireuse d’inspirer aux femmes par cette image la liberté et la fierté qu’elles méritent.
2. Bester : un hommage à la mère
Si chaque autoportrait de la série Somnyama porte un nom différent, il arrive parfois que ce nom revienne à plusieurs reprises, multiples incarnations d’un même personnage. C’est le cas de Bester, l’un des plus récurrents. Nullement surprenant que ce titre renvoie en réalité au prénom de la mère de Zanele Muholi, disparue en 2009. Employée de maison durant presque toute sa vie, cette femme zoulou se voit ici honorée par sa fille dans un hommage photographique qui en célèbre l’héroïsme, et par extension celui de toutes ces travailleuses domestiques dont l’histoire reste la plupart du temps dans l’ombre. Toutes ces versions de Bester, si différentes soient-elles, portent sur elle un ou plusieurs éléments évoquant l’entretien du logis : la première revêt une parure de pinces à linge et la cinquième une coiffe faite d’éponges en inox, qui leur confèrent à toutes une grande noblesse.
3. Kwanele (2016) : le plastique comme symbole
En français, le mot zoulou kwanele pourrait se traduire par “suffisant” ou “assez”. C’est justement cette impression de trop, de saturation que cherche à provoquer Zanele Muholi dans son autoportrait du même nom : son visage y émerge d’un amas d’emballages gris, comme perdu dans la masse de cette matière effilochée. Instantanément, l’idée qui vient est celle d’une dénonciation de la pollution des terres et des mers résultant de la surproduction de plastique. Mais dans son entretien avec Renée Mussai, Zanele Muholi en offre une interprétation plus personnelle, liée à l’étape de contrôle aux frontières dans les aéroports. Assaillie de questions, scrutée des pieds à la tête avec méfiance voire avec racisme dans ces moments, l’artiste s’y sent souvent jugée et traitée comme un déchet, jusqu’à s’identifier à sa propre valise emballée de plastique – le même dans lequel elle se fond sur ce cliché. “Voilà ce qu’exprime l’image : le désagrément d’être retardée par de pénibles expériences récurrentes – l’humiliation, l’inutile exhibition, comme si vous aviez commis un délit”, résume la photographe, qui y manifeste la protection nécessaire contre ces atteintes normalisées à nos libertés humaines.
4. Bhekezakhe (2016) : une parure engagée
Ceintures en cuir, câbles électriques, billets de banque ou encore épingles de sûreté… Une chose est sûre : Zanele Muholi ne manque pas de ressources et montre, au fil de ses portraits, son talent à sublimer son corps en l’ornant de pièces faites à base de bric et de broc. Mais malgré leur apparence parfois triviale, leurs composantes sont toujours savamment choisies par l’artiste, qui leur attribue un sens profond. Dans Bhekezakhe, son buste est encerclé de serflexs blancs qui s’alignent pour composer un collier et une coiffe, dont la souplesse et l’élégance sont en fait un leurre. Bien moins durs et explicitement coercitifs qu’une paire de menottes, ces objets sont toutefois utilisés aujourd’hui d’une manière similaire par les forces de l’ordre pour contraindre le corps des criminels, les empêcher de se débattre et de fuir. Une nouvelle manière pour la photographe de passer par la parure pour aborder des thématiques aussi sérieuses que la sécurité, la violence et le contrôle des corps.
5. ZaKi (2017) : une réflexion sur l’identité afro-japonaise
Encadrée par un paravent, Zanele Muholi apparaît cette fois-ci de tout son long, à genoux, vêtue d’un kimono aux motifs graphiques et contrastés en noir et blanc et de quelques fleurs dans sa chevelure. Comme d’habitude chez la photographe, le lieu de la prise de vue est précisé et l’image semble totalement embrasser son environnement : Kyoto. C’est en 2017 que la Sud-Africaine se rend pour la première fois au Japon et se fascine pour cet habit traditionnel qu’est le kimono, porté aujourd’hui dans le monde entier et particulièrement dans son propre pays. En pleine interrogation sur l’identité afro-japonaise, l’artiste se demande l’effet que provoquerait une photographie d’une femme noire en kimono à la lumière des réflexions contemporaines sur l’histoire des ethnies et l’appropriation culturelle, offrant son propre corps et ce vêtement à l’interprétation de chacun. Elle intitulera ce cliché ZaKi, raccourci de Zanele et Kimono.
Zanele Muholi, Somnyama Ngonyama − Salut à toi, Lionne noire ! (2021), disponible depuis le 15 avril aux éditions Delpire & co.