6 mai 2022

La photographe Susan Meiselas révèle les coulisses du strip-tease dans l’Amérique profonde

Au début des années 70, encore à l’aube de sa carrière de photojournaliste, l’Américaine Susan Meiselas sillonne pendant quatre ans son pays à la rencontre des strip-teaseuses qui se produisent dans des foires bon marché. La série de clichés et de témoignages qui en découle, Carnival Strippers, fait jusqu’au 7 mai l’objet d’une exposition à la galerie Magnum à Paris, ainsi que d’un nouveau coffret de deux livres publié par les éditions Steidl.

Un visage espiègle émerge des deux pans d’un rideau vert émeraude. Cheveux noir ébène, yeux fardés de bleu, croix étincelante portée en pendentif sur un décolleté plongeant et main gauche décorée de bague et d’ongles bordeaux, la demoiselle, langue sur les lèvres, semble épier le public qui l’attend avant son entrée en scène. Réalisée en 1975, l’image à elle seule pourrait bien contenir toute l’essence de la série Carnival Strippers de Susan Meiselas. Trois ans plus tôt, lorsque l’Américaine s’aventure en plein été dans les foires de l’État du Maine, elle n’est encore qu’à l’aube de la carrière de photojournaliste qui l’attend. Fascinée à l’époque par les strip-teaseuses qui se produisent à faible coût sur des estrades et des scènes faites de bric et de broc pour une audience presque exclusivement masculine, la jeune femme se sent aussi brutalement repoussée par ces espaces de divertissement, dont plusieurs interdisent explicitement l’entrée aux femmes. Animée par cette curiosité et désireuse de briser ce plafond de verre profondément sexiste, l’artiste en herbe décide d’en faire le sujet d’une série qui s’étendra sur quatre étés : de la Nouvelle Angleterre à la Caroline du Sud en passant par la Pennsylvanie, Susan Meiselas sillonnera son pays à la recherche de ces “foires au plaisir” – elle en visitera quinze, au total – où cohabitent aussi bien l’univers du cirque que celui de l’érotisme. Membre de l’agence Magnum depuis 1976, l’artiste fait jusqu’au 7 mai l’objet d’une exposition dédiée à ce projet  dans leur galerie parisienne, tandis qu’un coffret de deux livres dédiés à cette série vient d’être publié aux éditions Steidl.

 

Si les hommes sont les principaux destinataires des spectacles de ces strip-teaseuses de foires, Susan Meiselas a dès le départ choisi de renverser les valeurs. Ici, les femmes réifiées par le regard masculin – le fameux male gaze, tant décrié dès cette période au cinéma que dans la photographie ou les arts plastiques — apparaissent triomphales et parfois très fières, telles des héroïnes dont la quasi nudité est bien loin d’exprimer la vulnérabilité, jusqu’à devenir sa source de pouvoir. Sur la couverture du livre, en noir et blanc, l’une d’entre elle se tient debout sur un podium comme un trophée humain, entourée de quelques hommes qui disparaissent dans l’ombre pour la laisser capturer toute la lumière et affronter avec puissance le regard de la foule. Le ton est donné. Mais si les clichés de la photographe capturent ces femmes en pleine action, présentant frontalement leurs attributs aux messieurs confortablement assis – parmi lesquels on s’étonne parfois de trouver quelques enfants –, ou se signalent plus discrètement par l’apparitionde leurs jambes lisses et juchées sur des talons à plateformes, la force du projet se traduit d’autant plus dans les images capturées en coulisses de ces performances. Au fil de ses reportages et de ses nombreux échanges avec les strip-teaseuses, Susan Meiselas a pu gagner leur confiance pour les saisir dans l’intimité de leurs loges de fortune : pauses cigarette et parties de cartes dénudées entre collègues, changements de costume et agrafages de soutien-gorges, jusqu’aux nombreux temps d’attente, parfois interminables, avant que ces femmes puissent à leur tour fouler des scènes, parfois minuscules. Au-delà des images, les témoignages recueillis par la photographe se traduisent aussi par des mots, retranscrits et réunis dans l’ouvrage édité par Steidl, qui singularisent la rencontre avec chacune de ces performeuses : l’une a l’idée de se couvrir le corps de crème chantilly pour dissimuler ses difficultés en danse, l’autre, plus aguerrie, raconte sa technique pour mener ses clients en bateau et leur sous-tirer de plus de billets possible, faisant miroiter jusqu’au bout la perspective d’une relation physique qui n’aura jamais lieu…

Susan Meiselas, “Before the show”, USA. Tunbridge, Vermont. 1974.© Susan Meiselas / Magnum Photos

Pour autant, les propos réunis dans le livre ne proviennent pas exclusivement de la bouche des strip-teaseuses. Certains ont été prononcés par des hommes anonymes, se remémorant l’expérience plus ou moins satisfaisante de ces spectacles, d’autres par des épouses horrifiées de voir des consœurs traitées comme des objets, jusqu’aux mots de certains compagnons des strip-teaseuses, de leurs managers ou des animateurs de ces événements, ceux qui empoignent chaque jour le micro pour introduire et commenter les prestations. De ce triste spectacle appuyé par ses décors bon marché érigés sur des terrains vagues sans saveur, bien loin des théâtres élégants et intimes qui accueillent cabarets et séances d’effeuillage, émane toutefois une grande puissance féministe ainsi qu’un sentiment de sororité : la solidarité entre les femmes transparaît aussi bien en mots qu’en images, tandis que nombre d’entre elles s’entraident, s’écoutent et se comprennent. Plusieurs se plaisent même à poser face à Susan Meiselas derrière le chapiteau, nues ou en costume, comme une manière de se réapproprier leur corps devant un regard féminin, bienveillant et dénué de toute lubricité.

 

Là où la plupart des images de Carnival Strippers ont été capturées en noir et blanc, de puissants tirages en couleur viennent émailler cette série par leur tonalités joyeuses et séduisantes : dans le second livre édité par Steidl, consacré au “making-of” du projet, plusieurs clichés ont d’ailleurs été édités en couleur pour la première fois, donnant ainsi l’occasion de relire la série sous un œil nouveau. Si l’époque des années 70 est aujourd’hui souvent perçue comme progressiste pour la place des femmes à la lumière des révolutions sexuelles en Occident, parcourir ce projet à l’ère actuelle questionne notre regard contemporain sur la vision des femmes dans l’histoire de la photographie, et plus globalement dans celle de la culture populaire. Qui possède finalement le pouvoir ? Ceux qui paient pour assouvir leurs désirs, ou celles qui empochent les billets pour les satisfaire ? Et surtout, qui du public, de la photographe et du spectateur de ces clichés est finalement le plus voyeur ? Si l’interrogation reste sans réponse, la pertinence d’une telle série sur le plan artistique est indéniable, témoin de la sincérité et de la sensibilité d’une photographe encore à l’aube de son immense carrière. Vingt ans plus tard, Susan Meiselas emmènera d’ailleurs son appareil dans l’antre du donjon sadomasochiste Pandora’s Box à New York. Cette fois-ci, plus aucun doute ne sera permis : dans ces clichés à l’érotisme assumé pris dans un décor domestique bien plus flamboyant, entre fauteuils capitonnés et rideau de velours, les femmes sont bel et bien celles qui tiennent, avec grand panache, les rênes du désir masculin.



Susan Meiselas, “Carnival Strippers”, jusqu’au 7 mai à la galerie Magnum, Paris 11e.

Susan Meiselas, Carnival Strippers et Making of (2022), disponible aux éditions Steidl.

Susan Meiselas, “Tent entrance for Star and Garter”, USA. Vermont. Essex Junction. 1974. © Susan Meiselas / Magnum Photos