La décadence s’invite à la Fondation Prada
Pour leur exposition à la Fondation Prada de Milan, Lizzie Fitch et Ryan Trecartin, les artistes-vidéastes américains reviennent avec un projet imposant. Après avoir acheté un terrain dans l’Ohio pour y construire ce qui sera le décor de son dernier film, “Whether Line”, le duo y a passé trois ans pour réaliser ce film survolté et décadent, où, derrière toute l’extravagance et l’absurdité de l’action présentée, les deux artistes mettent en exergue la mentalité des gens issus de l’Amérique profonde et l’importance du territoire pour l’individu, tout en critiquant la notion de frontière.
Par Auguste Schwarcz.
Pour leur projet spécial à la Fondation Prada de Milan, les deux artistes, normalement installés entre Los Angeles et New York, sont partis dans la campagne américaine, à Athens, dans l’Ohio. Comme pour leurs productions précédentes, le besoin de s’écarter de leur lieu de vie est intrinsèquement lié à leur démarche créative. Dans cette gigantesque installation, présentée dans trois espaces de la Fondation (le Podium, la cour et le Deposito), les artistes ont imaginé une progression dans laquelle les spectateurs avancent les uns derrière les autres, dans des couloirs longilignes, enfermés comme des souris de laboratoire dans un dispositf extrêmement exigu et très contraignant, qui n’est pas sans évoquer le cheminement des réfugiés lorsqu’ils sont pris en charge par les autorités aux frontières.
Les artistes ont imaginé une progression dans laquelle les spectateurs avancent les uns derrière les autres, dans des couloirs longilignes, enfermés comme des souris de laboratoire.
Lizzie Fitch et Ryan Trecartin se sont rencontrés pendant leurs études à la Rhode Island School of Design, au sud de Boston. Pris dans une relation platonique, les artistes travaillent ensemble depuis et forment l’un des tandems les plus prolifiques de l’histoire de l’art contemporain américain. Elle est en charge de la production, lui s’occupe des scénarios, de la comédie et de la direction d’acteurs ; quant à la scénographie de leurs expositions, qui reprend systématiquement l’espace interne de leurs vidéos, elle relève toujours d’un travail en commun.
Les personnages aux looks grotesques et fantasques – des amis des artistes –, arborent des maquillages de drag-queens qui contrastent avec les robes de paysannes ou de ménonnites américaines.
La vidéo Whether Line a été tournée dans la campagne profonde des États-Unis, en Ohio, non loin de l’endroit où le frère de Ryan Trecartin vit. Une heure quarante-cinq de pur délire, dans la lignée de ce que Fitch et Trecartin ont toujours produit. Survoltés, incontrôlés et incontrôlables, les personnages aux looks grotesques et fantasques – des amis des artistes –, arborent des maquillages de drag-queens qui contrastent avec les robes de paysannes ou de ménonnites américaines. Dans cette suite de péripéties délurées, on suit Ryan Trecartin travesti en Neighbor Girl, nom du personnage qu’il incarne dans la vidéo, qui progresse dans la campagne et la forêt autour du terrain acheté par le duo, avec son sac à dos portant le slogan : “Do Not Block the Driveway” [“Ne bloquez pas l’autoroute”].
Conçue à l’image de Whether Line, cette installation hors du commun se déploie dans la Fondation Prada suivant un principe moins narratif que physique dont le but est de littéralement créer l’enfermement. De l’entrée de l’exposition (l’installation Neighbor Dub) jusqu’à la projection de la vidéo (dans une gigantesque cabane en bois qui occupe tout l’espace visuel du Deposito), le spectateur avance dans un circuit fermé où le sentiment de claustrophobie est renforcé par un tumulte assourdissant provenant des enceintes disséminées tout au long du parcours.
“Does it feel there’s enough space for you ?” “Our lands !” “I've got nowhere to go…”
Entre harcèlement et oppression, les apostrophes enregistrées et scandées par le dispositif sonore clament : “Does it feel there’s enough space for you ?” [“Y a-t-il assez de place pour vous ?”], “Our lands !” [“Nos terres !”] ou “I’ve got nowhere to go…” [“Je n’ai nulle part où aller…”]. C’est Neighbor Girl qui parle et qui interroge les notions liées à l’espace (territorial, politique, privé, psychologique et vital) et à son investissement par l’individu.
Les saynètes de la vidéo Whether Line, plus ou moins reliées les unes aux autres, ont l’apparence d’une émission de télé-réalité de drag-queens boostées aux amphétamines.
À Mario Mainetti, le commissaire de l’exposition, Ryan Trecartin confie : “Je pense que ce film est presque anti-narratif, mais d’une manière étrange.” En effet, les saynètes de la vidéo Whether Line, plus ou moins reliées les unes aux autres, ont l’apparence d’une émission de télé-réalité de drag-queens boostées aux amphétamines. Toutefois, les éléments de l’action ne peuvent être compris que d’un point du vue métaphorique. En surchargeant les espaces montrés dans la vidéo d’objets évocateurs (portillons de sécurité aéroportuaire, armes à feu, pancartes signalétiques ou cabane de chasseur…), les artistes livrent un constat alarmant sur la mentalité des Américains placés sous l’emprise politique de Trump, qui verrouille les frontières et encourage la xénophobie latente de son électorat.
Exposition Whether Line, à la Fondation Prada, Milan, jusqu’au 5 août.