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L’art mystique de Saodat Ismailova, entre mémoire et transmission
Installée à Paris, Saodat Ismailova, née en Ouzbékistan, crée des films empreints de la spiritualité chère à sa culture. Une œuvre mystique où l’artiste évoque avec subtilité la question de la mémoire et de la transmission, et qui se retrouve au cœur d’une exposition perosnnelle à la galerie àngels barcelona jusqu’au 17 janvier 2026.
Propos recueillis par Nicolas Trembley.

Un langage où se mêlent histoire intime, mémoire collective et formes rituelles
Née à Tachkent, en Ouzbékistan, en 1981, pendant la perestroïka, Saodat Ismailova, qui vit désormais à Paris, appartient à la première génération post-soviétique d’artistes d’Asie centrale. Formée dans un environnement où le cinéma était omniprésent – entre les studios Uzbekfilm et les Archives nationales – elle développe très tôt un langage qui mêle histoire intime, mémoire collective et formes rituelles.
Son œuvre, située à la frontière du documentaire, de la fiction et de l’installation, explore les héritages effacés ou fragiles de cette région du monde : les voix de femmes, les traditions menacées, les récits silencieux traversés par la politique soviétique et ses contradictions, dont la campagne du hujum [pour l’émancipation des femmes] et la sécularisation forcée.
Qu’il s’agisse d’archives revisitées, de murmures et de souffles inscrits dans la bande sonore, ou de dispositifs immersifs qui invitent à un autre rapport au temps, le travail d’Ismailova cherche à révéler ce qui demeure sous la surface : des mémoires enfouies, des gestes transmis, une manière d’habiter le monde qui résiste à l’effacement. Devenue une figure majeure de l’art contemporain international, elle poursuit une œuvre où cinéma, récit et spiritualité s’entrelacent pour donner forme à des images qui pensent, respirent et se souviennent.
Rencontre avec l’artiste Saodat Ismailova
Numéro : Quel a été votre parcours et comment a-t-il influencé votre approche de l’image ?
Saodat Ismailova : Mon père était un réalisateur du cinéma soviétique ouzbek, formé à Moscou auprès des plus grands noms de l’ère soviétique. Ma lignée maternelle, elle, est issue de mystiques ayant subi la répression, et réduits au silence après l’avènement de l’URSS. Il s’est passé beaucoup de choses durant mon enfance et mon adolescence, mais ces deux lignées – l’une passionnée par le cinéma et le progrès, l’autre enracinée dans les savoirs occultes et les origines cachées – ont profondément influencé ma vision.
Quelle a été votre première rencontre marquante avec l’art ou le cinéma ?
Tout a commencé avec les films que mon frère, Bobur Ismoilov, rapportait à la maison – des œuvres de Paradjanov, Tarkovski, Antonioni ou Sadykov. Mais j’ai pris conscience que les films pouvaient devenir mon propre langage lorsque j’ai compris que l’image en mouvement contient bien davantage qu’un récit, qu’elle peut porter la mémoire, le silence et tout ce qui ne se voit pas de façon immédiate.

La notion d’émancipation féminine forcée en URSS
Vous revisitez souvent des images datant de l’époque soviétique. Comment choisissez-vous ces archives ?
Au départ, j’abordais ces archives sous l’aspect documentaire, mais plus tard j’ai eu envie de revisiter ces films en décalant le regard, dans la mesure où la société laissait émerger d’autres récits historiographiques ou, du moins, autorisait une vision critique. Peu à peu, je me suis mise à considérer ces archives filmées comme les témoignages d’une époque, quand bien même elles faisaient partie d’un programme idéologique. À travers ce processus, j’ai pu mesurer combien les destinées des individus, leur histoire et leurs souvenirs avaient pu être déformés au cours du siècle dernier. Parfois, ces archives me servent de façon documentaire – parce que, dans une vaste partie du monde, l’Asie centrale reste méconnue.
Votre travail interroge la transmission féminine dans une région où l’histoire des femmes est complexe, des structures traditionnelles à la sécularisation imposée par l’URSS, notamment à travers la campagne du hujum, qui visait à faire disparaître le voile et à “moderniser” le statut de la femme. Comment abordez-vous cette notion d’émancipation forcée ?
En Asie centrale, la notion d’émancipation forcée révèle un profond paradoxe : une libération, mais imposée par la violence. Dans mon travail, je n’aborde pas cette histoire à travers l’analyse idéologique, j’ai plutôt recours aux expériences vécues et transmises par les femmes. Le hujum a entraîné une rupture dans la transmission des savoirs par les femmes, en introduisant l’éducation telle qu’elle était conçue dans la culture occidentale. Mais, pour autant, cela n’a pas remplacé les systèmes de connaissance existants. Des modalités locales de transmission se sont au contraire maintenues, dans la sphère intime, tandis que la modernisation soviétique se poursuivait. Mon travail oscille entre ces deux univers.
“Le montage est ma partie préférée, celle de l’écriture définitive. Je monte mes films moi-même parce que c’est, à mes yeux, un processus intime de réflexion.” – Saodat Ismailova.
Comment concevez-vous votre processus de travail depuis la quête et la collecte d’histoires jusqu’au tournage et au montage des films ?
Cela varie, certains projets se concrétisent sur de courtes périodes, tandis que d’autres peuvent prendre des années. Pendant la phase de recherche, je peux penser produire une seule œuvre, mais cette vision peut évoluer, et aboutir à plusieurs films. Parfois, les idées se relient spontanément, trouvent leur cohérence : cela m’indique qu’il est temps de commencer à filmer. Le tournage lui-même suit un processus de production classique. Le montage est ma partie préférée, celle de l’écriture définitive. Je monte mes films moi-même parce que c’est, à mes yeux, un processus intime de réflexion.


“Entre intimité, rituel et protection, la voix chuchotée devient une manière de parler sans tout révéler, d’affirmer sa présence avec retenue.” – Saodat Ismailova.
Dans vos films le son joue un rôle essentiel, avec des chuchotements, des bruits de respiration, des murmures, comme s’il s’agissait de secrets. Quel en est le sens ?
Le silence et les formes discrètes d’énonciation sont des façons de préserver le sens – c’est le langage de l’attention à l’autre et de la transmission. Cette discrétion de la voix revêt aussi une dimension rituelle. Elle fait écho à la façon dont le savoir – notamment chez les femmes – se transmet subrepticement, de l’une à l’autre, dans la sphère domestique. Pour moi, le son crée une proximité. Il permet au public de pénétrer dans une zone de confiance, où la mémoire et l’émotion peuvent se déployer sans pour autant être exposées au grand jour. Entre intimité, rituel et protection, la voix chuchotée devient une manière de parler sans tout révéler, d’affirmer sa présence avec retenue.
Comment abordez-vous la présentation de vos films ?
Lorsque les films sont présentés comme des installations, l’espace a autant d’importance que l’œuvre elle-même. Mais je n’ai pas une approche figée de la présentation. Tout passe toujours par le dialogue avec les commissaires d’exposition, en fonction d’un contexte particulier. Pour la Documenta 15, par exemple, je savais que je voulais un lieu en sous-sol, à cause des sujets sur lesquels j’avais travaillé. Mais alors qu’au départ j’avais imaginé un espace unique, le projet s’est finalement déployé dans six salles. Certains lieux peuvent énormément se ressembler, et, dans ces cas-là, il est important de leur donner une personnalité distincte. D’autres espaces sont chargés d’une histoire, d’une ambiance, de souvenirs, et exigent que l’on s’adapte à ces spécificités. En outre, chaque espace possède sa propre présence, et toutes ces caractéristiques jouent un rôle essentiel dans la manière dont le public va percevoir l’œuvre.
Davra, un collectif d’artistes d’Asie Centrale
Vous avez fondé Davra, une initiative collective qui cherche à rassembler des artistes d’Asie centrale. Comment concevez-vous le rôle du collectif dans votre pratique ?
J’appartiens à la communauté des artistes d’Asie centrale. J’ai eu le privilège d’étudier à l’étranger, et la fondation de Davra était pour moi une manière d’importer cette expérience dans ma région d’origine, de partager avec d’autres les outils qui ont contribué à façonner ma propre pratique. Les possibilités d’étudier l’art contemporain en Asie centrale sont, hélas, encore très limitées. L’une des principales missions de Davra consiste à toucher une audience aussi étendue que possible pour créer un espace de partage des expériences et des savoirs. Mon travail traite des histoires partagées, des formes de mémoire collective. Ma pratique entretient donc des liens étroits avec la notion de collectif.

Saodat Ismailova inaugure une exposition personnelle à la galerie àngels barcelona
Votre travail invite souvent le public à entrer dans une temporalité ralentie, presque méditative – permettant même parfois qu’on s’allonge devant vos films. Quelle forme de sensibilité espérez-vous éveiller chez celles et ceux qui découvrent vos œuvres ?
Je m’efforce de créer des conditions propices à une autre expérience du temps. Le monde qui nous entoure bouge vite, mais les histoires que je raconte ont besoin d’un autre rythme. Inviter les gens à s’allonger, à marquer une pause tout en regardant un film, ce n’est pas seulement une question de confort ; l’enjeu consiste aussi à modifier l’angle de la perception. Lorsque le corps ralentit, l’esprit s’ouvre. Ce temps ralenti ne correspond nullement à de la passivité, mais au contraire à une forme de conscience – un espace où les images et les sons vous atteignent de façon plus profonde, presque physique.
Quels sont vos projets à venir ?
Je prépare une exposition solo au Swiss Institute de New York, qui débutera en janvier 2026. Elle sera l’occasion de présenter mon dernier film, Amanat, dont le tournage s’est achevé récemment dans le sud du Kirghizistan. Début février s’ouvrira une autre exposition personnelle à la Galerie de l’UQAM, à Montréal. Avec le collectif de recherche de Davra, nous développons également une programmation à Doha, dans le cadre de l’exposition Countryside.
“Compete with Time. Saodat Ismailova”, exposition jusqu’au 17 janvier 2026 à la galerie àngels barcelona, Carrer del Pintor Fortuny, 27, Ciutat Vella, 08001 Barcelona, Espagne.