Rencontre avec Sophie Calle, l’artiste qui a transformé sa vie en œuvres
Cet été, Sophie Calle s’empare du Mrac Occitanie (jusqu’au 21 septembre) et du Château La Coste (jusqu’au 31 août), où elle inaugure deux expositions personnelles. On y croise ses projets les plus célèbres, comme de nouvelles séries récentes et inédites. Rencontre avec l’artiste, figure incontournable de l’art contemporain de ces trois dernières décennies.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
Rencontre avec l’artiste Sophie Calle, exposée au Mrac de Sérignan
Numéro : Vous venez d’inaugurer au Mrac de Sérignan une exposition regroupant quelques-unes de vos œuvres les plus célèbres – Douleur exquise (1984-2003), La Dernière image (2010), Voir la mer (2013)… Le parcours est très aéré et spacieux, chaque œuvre profitant d’un ou plusieurs murs, voire d’une salle entière. Comment imaginez-vous les accrochages de vos expositions ?
Sophie Calle : Ce sont les lieux qui déterminent l’accrochage. Je commence sur plans, mais ce qu’on imagine sur le papier ne correspond jamais à la réalité de l’espace. Et je finis par tout réorganiser sur place.
Et cela vous permet souvent de les réactualiser…
Absolument. Prenez la vidéo Pas pu saisir la mort [2007], et mon voyage au Pôle nord [Pôle Nord, 2009]. Il s’agit de deux œuvres distinctes, mais dont les histoires sont intimement liées car elles évoquent le deuil de ma mère. Au Mrac, je les associe. Ce nouveau lien adoucit et dramatise à la fois l’œuvre. De même pour Douleur Exquise : au Mrac, le compte à rebours vers ma rupture tourne physiquement autour du décompte qui m’éloigne de la douleur que j’éprouve. C’est la première fois que je présente ce projet dans cette configuration, et ça lui donne un nouveau sens.
Vous écrivez aussi souvent sur les murs de vos expositions des messages adressés aux visiteurs, pour leur demander de ne pas prendre de photo, ou pour les inciter à interagir avec vos installations…
Que ce soit pour leur demander de ne pas prendre de photo, ou bien, comme au musée Picasso [ndlr : où l’artiste inaugurait une exposition personnelle en 2023], pour les inciter à soulever les rideaux devant les œuvres, ce n’était pas prémédité. Juste une manière légère de dialoguer, de dire ce que je ressens.
Le livre, au cœur de la pratique de Sophie Calle
À l’entrée de votre exposition au Mrac, vous avez installé toute une série de romans noirs qui incarnent chacun des projets que vous avez réalisés au cours de votre carrière. Est-ce ainsi que vous imaginez votre rétrospective, à travers des livres ?
Je n’y ai encore jamais pensé. Je devrais, peut-être, mais je ne sais pas vraiment ce qu’une rétrospective doit être… En effet, les livres sont une bonne manière de tout exposer, sans prendre de place. Quoi qu’il en soit, je préfère continuer à imaginer de nouveaux projets, plutôt que de faire un bilan…
La plupart de vos projets possèdent d’ailleurs leur version en livre…
Oui, c’est rare chez moi qu’une œuvre ne soit pas déclinée en livre. Déjà, ce support permet de tout mettre. Par exemple, pour le projet Prenez soin de vous [ndlr : en 2007, Sophie Calle demande à 107 femmes d’interpréter une lettre de rupture d’un point de vue professionnel], la féministe a fait une réponse de dix pages ! Trop long pour le mur… Mais quand quelqu’un s’est donné autant de mal, difficile de couper. Le livre m’autorise à respecter le texte, et parallèlement de jouer avec le mur. Il permet aussi aux visiteurs de l’exposition de repartir avec une trace de l’œuvre. Et à moi de vivre ailleurs que dans le monde des collectionneurs ou des musées seulement… Le livre est aussi plus sensuel, plus ludique, moins astreignant.
Votre travail est souvent décrit comme un art du récit, avec des œuvres entre la fiction (vos textes) et la réalité (vos photographies et vidéos)… Où se trouve la frontière entre la fiction et la réalité ?
Tout est arrivé. Ça s’est passé. La fiction réside simplement dans le fait de sélectionner un moment, une situation, certains mots. Si je vis trois ans avec un homme, que je fais une œuvre qui raconte notre histoire, je vais forcément la trahir. Prenez No Sex Last Night [1992] : le voyage dure trois mois, avec plus de 60 heures de rush. Le film a une durée de 76 minutes. Nous avons décidé de montrer les moments où rien ne va plus. D’obéir à un protocole. Ce n’est pas ma vie, ni mon journal intime. C’est un moment choisi, écrit, monté, donc une fiction. À partir du même matériau, j’aurais pu, sans mentir, faire un autre film qui raconte le contraire.
Une réalité arrangée ?
Non plus ! Mes mots, dans votre article, du moins je l’espère, ne seront pas exactement ce que je suis en train de dire dans ce micro. Sinon ce serait illisible !
“Le livre permet aux visiteurs de repartir avec une trace de l’œuvre. Et à moi de vivre ailleurs que dans le monde des collectionneurs ou des musées…” – Sophie Calle.
Pour votre exposition au musée Picasso, en 2023, vous aviez inventé une phrase fictive que l’artiste aurait pu vous dire, “À toi de faire, ma mignonne”. Au Mrac, c’est une phrase tirée d’un de vos projets “Êtes-vous triste ?”… D’où vous viennent les titres de vos expositions ?
Au début, je ne voulais pas accepter cette exposition au musée Picasso. C’est quand même une figure écrasante. Je ne pensais pas que j’en sortirais gagnante. C’est pour ça que j’ai décidé de limiter sa présence dans l’exposition et que j’ai imaginé qu’il me cédait la place : “À toi de faire, ma mignonne ”. Au Mrac, j’ai choisi la question “Êtes-vous triste ?”, tout simplement parce que je présentais une accumulation d’œuvres pas très gaies ! Ça m’a fait rire, Douleur exquise, Pas pu saisir la mort, Les aveugles… Ça faisait beaucoup. Et pour l’exposition au musée de la Chasse et de la Nature en 2018, j’avais choisi “Beau Doublé, monsieur le Marquis” parce que j’avais invité Serena Carone à exposer avec moi, et qu’en plus, ce titre évoquait l’univers de la chasse.
Fonctionnez-vous de la même manière pour vos œuvres ?
Non, les titres de mes séries sont plus directs. Ils collent aux sujets : Les Aveugles, Suite vénitienne [1980], L’Hôtel [1984]…
L’art de terminer un projet… ou non
En 2023, au musée Picasso, vous exposiez vos projets inachevés. Pourquoi les avoir intégrés au sein de ce large corpus d’œuvres ?
Au musée Picasso, j’avais montré ma maison, mes objets, mes vêtements, mes anciens et mes nouveaux projets. Y compris moi-même ! [ndlr : l’artiste était présente dans une salle à la fin de l’exposition]. Tout ce que j’avais fait dans ma vie, en somme. Puis j’ai réalisé que quelque chose manquait : ce qui restait caché dans mes tiroirs. Alors, comme j’avais pris le parti de tout mettre dans cette exposition à Picasso, j’ai eu envie de revisiter toutes les idées que j’ai eues pendant des années ; certaines entamées, et d’autres qui m’avaient juste traversé l’esprit. Et de faire une sortie d’inventaire, de les montrer dans l’état où je les avais laissées : c’est-à-dire en attente. Finalement, une manière pour moi de les achever.
Pourquoi les avoir remontrés au sein d’une exposition à la galerie Perrotin en mai dernier ? On pouvait notamment y voir des photographies, accompagnées de textes expliquant pourquoi chacun des projets n’a finalement pas abouti.
J’ai imaginé cette exposition comme une suite à celle au musée Picasso. Cette dernière s’étalait sur quatre étages, les visiteurs étaient harassés à la fin parce que ça faisait trois heures qu’ils arpentaient les lieux… Arrivés au bout, soit ils n’en pouvaient plus, soit le temps leur manquait et on les priait de s’en aller car le musée allait fermer. Certains n’ont même pas visité ce dernier étage car ils ont manqué le petit escalier qui y menait ! Je me suis donc aperçue que ces œuvres avaient un peu échappé à l’exposition. Ça m’embêtait…
Quand considérez-vous qu’un projet est achevé ?
En général, leur fin apparaît presque naturellement. Soit parce que c’est un voyage, une rencontre, avec une durée déterminée. Soit parce que certains projets ont une fin évidente. Pour le projet des Aveugles, j’ai demandé à des aveugles de naissance de me dire quelle était leur image de la beauté. Un jour, l’un d’entre eux a répondu “Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie.” Parfois, la raison est d’ordre économique. Dans le cas de La Filature [1981], je n’avais pas assez d’argent pour continuer à payer un détective. Pour le Catalogue raisonné de l’inachevé [sortie prévue en septembre 2025] j’ai arrêté tout simplement quand je suis venue à bout de mes tiroirs ! Souvent, la fin s’impose, en quelque sorte.
À l’image, par exemple, de votre série Douleur exquise, exposée actuellement au Mrac, qui suit votre voyage, jusqu’à la rupture et la déception amoureuse, puis vers l’oubli ?
J’avais tout simplement décidé de terminer cette œuvre, le jour où je cesserais de souffrir, le jour où la douleur se serait estompée. Quand l’envie de passer à autre chose serait plus forte.
Vous avez également inauguré, mi-juin, une autre exposition au Château La Coste. Qu’y exposez-vous ?
Dans cette exposition intitulée “Chasse Gardée”, je présente une œuvre entamée pour le musée de la Chasse sous le titre A l’Affût. Il s’agissait d’une étude basée sur les petites annonces de rencontre publiées par des hommes dans le Chasseur français à partir de 1895. Puis, l’année suivante, je me suis attaquée aux annonces des femmes et enfin, j’ai trouvé les images… J’ai souhaité montrer ce projet pour la première fois en France, au Château La Coste, dans le bâtiment de Rogers que je trouvais idéal car il surplombe une forêt et qu’il me permettait d’opposer, d’un côté la chasse à l’homme des femmes, de l’autre, celle des hommes, associées à des images d’animaux sauvages et de miradors.
“Sophie Calle. Êtes-vous triste?”, exposition jusqu’au 21 septembre 2025 au Mrac Occitanie, 146 Av. de la Plage, 34410 Sérignan.
“Sophie Calle. Chasse Gardée”, exposition jusqu’au 31 août 2025 au Château Lacoste, 2750 Route De La Cride, 13610 Le Puy-Sainte-Réparade.