Art

9 oct 2025

La success story de la peintre Nina Chanel Abney, exposée chez Perrotin

Elle a toujours rêvé de devenir célèbre. Moins de vingt ans après ses débuts, c’est aujourd’hui chose faite, et ses toiles atteignent le million de dollars. Nina Chanel Abney, brillante artiste africaine-américaine présente, jusqu’au 11 octobre 2025 sa première exposition chez Perrotin, dans le 3e arrondissement de Paris.

  • par Éric Troncy.

  • Les œuvres de Nina Chanel Abney font vibrer la galerie Perrotin

    J’ai toujours dit que je voulais devenir une peintre célèbre. Je n’ai juste jamais su ce que ça signifiait réellement”, confiait-elle il y a dix ans à Vanity Fair. Depuis, elle a probablement eu l’occasion de se faire une idée, notamment lorsque, en 2021, l’une de ses toiles fut achetée pour presque un million de dollars chez Christie’s – trois fois son estimation haute. Le marché n’était alors pas dans l’état moribond qui le caractérise aujourd’hui, sonnant le glas de galeries qu’on aurait cru mieux protégées de la faillite.

    Il faut dire que, ces dernières années, l’artiste n’a pas ménagé sa peine, enchaînant expositions et projets à vitesse supersonique – un rythme qui convient à son mode de travail, incessant. Son exposition chez Perrotin (la toute première organisée avec cette galerie) est visible jusqu’au 11 octobre à Paris. Elle est pleine de catastrophes, d’eau et de feu.

    Je voyais mon exposition de fin d’études comme ma seule chance de retenir l’attention d’une galerie.” – Nina Chanel Abney.

    Désormais dans la quarantaine, Nina Chanel Abney est née en 1982 dans l’Illinois. Elle a fréquenté plusieurs établissements Montessori, étudié dans une école libérale d’art à Rock Island (l’Augustana College, dans l’Illinois), puis à la célèbre Parsons School of Design de New York, la ville où elle vit encore aujourd’hui.

    À l’heure de passer son diplôme, la jeune femme eut conscience des enjeux qui dépassaient, évidemment, la fin de ses études. “Je voyais mon exposition de fin d’études comme ma seule chance de retenir l’attention d’une galerie. Si ce n’avait pas été le cas, je n’aurais pas su quoi faire. Quel autre moyen aurais-je eu d’inciter quelqu’un à venir découvrir mon travail ? Pour moi, cette échéance était une question de vie ou de mort car je n’avais pas l’intention de me consacrer à une autre activité. Je n’allais pas m’infliger le trajet jusqu’à New York pour accepter un métier que je n’avais aucune envie d’exercer”, dit-elle aujourd’hui.

    La découverte d’une artiste prometteuse

    Le jour de son diplôme, elle n’exposa qu’une toile et une seule, mais bien plus grande que celles qu’elle réalisait d’ordinaire. Intitulée Class of 2007 (2007), ce tableau représentait ses camarades de classe, tous blancs, mais devenus noirs dans cette figuration où elle-même était incluse, mais blanche pour une fois. “J’ai pris une photo de chacun d’entre eux, puis je les ai peints sous les traits d’Africains-Américains, et j’ai alors décidé de me représenter blanche parce qu’à l’époque j’étais la seule étudiante noire de ma classe.” L’œuvre est curieusement fractionnée en deux tableaux juxtaposés, de tailles et de couleurs différentes, offrant un dispositif sans évidence mais doté d’une certaine fantaisie.

    C’était une peinture autonome. Une thèse est une étape qui dure deux ans, et dans les derniers mois, vous devez préparer une œuvre qui sera présentée lors de l’exposition de fin d’études. Je savais que je devais créer quelque chose de majeur parce que c’était l’année du diplôme, et qu’à ce moment-là de nombreuses galeries se rendent à l’exposition finale en quête de jeunes artistes à représenter. Je pensais donc qu’il me fallait montrer quelque chose d’énorme.” En effet, nombre de galeristes fréquentent ces expositions de fin d’année universitaire pour y dénicher de nouveaux talents : c’est ce que firent Marc Wehby et son épouse et associée Susan Kravets, qui tombèrent sous le charme de Class of 2007.

    La légende veut que Dirty Wash, la première exposition de Nina Chanel Abney à la Kravets Wehby Gallery de New York, qui eut lieu l’année suivante, se soit vendue en quelques jours – y compris la toile Class of 2007, qui fut achetée par les célèbres collectionneurs américains Don et Mera Rubell –, le meilleur passeport qui soit pour une carrière accélérée.

    Le processus artistique singulier de Nina Chanel Abney

    Désormais, on entre en général dans l’œuvre d’un artiste en examinant les idées qu’il exprime, mais il me semble qu’il faut entrer dans le travail de Nina Chanel Abney “à l’ancienne”, par la porte qui paraît la plus singulière : la technique. L’artiste a inventé des stratégies spéciales de fabrication, suffisamment sophistiquées et complexes pour que personne n’y comprenne grand-chose…

    Elle utilise une presse à gravure, et des aplats de couleur sont appliqués successivement sur une plaque magnétique : le papier est pressé de huit à quatorze fois, en utilisant entre quatorze et vingt couleurs. Ce procédé, qui autorise un jeu avec les transparences (produisant de nouvelles couleurs) est extrêmement contraignant, et pose, pour son œuvre, un cadre dont il est difficile de sortir… Elle produit ainsi des tableaux imprimés mais uniques, dont les couleurs sont franches et nettes – une palette conçue à chaque fois pour déjouer les attentes du spectateur.

    Un travail « rempli de couleurs séduisantes« 

    Elle décrit son travail comme étant “rempli de couleurs séduisantes” et “d’une simplicité trompeuse”. Les formes sont simples en effet, nettes, comme découpées, et Abney pratique aussi le collage – un art passionnant qui, curieusement, semble peu intéresser les artistes. Cette “cuisine”, à propos de laquelle elle ne livre que quelques informations, produit un résultat singulier où la couleur tient le premier rôle – avec de réjouissantes capacités d’invention. Dès qu’un artiste utilise des couleurs primaires en aplats et des formes géométriques, il est difficile d’échapper à Matisse ; dès qu’un artiste peint des corps de manière abstraite, difficile d’échapper au cubisme

    Ces deux références sont souvent infligées à Abney, mais, sans y réfléchir davantage, on pourrait aussi leur ajouter Warhol, comme y encouragent ses drapeaux présentés cette année dans l’exposition Flagged à l’Anthony Gallery de Chicago. En tout cas, la “familiarité” de ses œuvres ne fait pas débat : elles sont perfusées de références variées. Pour ma part, je pense à Shirley Jaffe ou à Wade Guyton, à cause, pour ce dernier, des lettres “U” que l’on trouve de manière itérative dans son travail, tout comme dans celui d’Abney.

    L’art abstrait et engagé de Nina Chanel Abney

    Quant aux sujets, bien malin celui qui trouvera un lien entre tous ceux qu’elle convoque, de Black Lives Matter aux interrogations sur le genre, en passant par l’écologie… une sorte de catalogue des préoccupations actuelles – des “enjeux culturels contemporains”, comme on dit pudiquement. “En l’espace d’une journée, il y a tant d’informations qui atteignent une personne. En vingt-quatre heures, je peux lire le journal, naviguer sur Internet, aller sur YouTube et sur mon fil Facebook, jeter un coup d’œil sur X, regarder le journal télévisé, Bravo, VH1, lire des blogs de cancans, écouter de la musique, et tout cela en discutant au téléphone et en envoyant des SMS… Donc, pour moi, il est impossible de ne pas embrasser une multitude de sujets. Je vis à une époque de surabondance d’informations”, confie Abney.

    Mais les visages un peu génériques de ses personnages (conditionnés par la technique qui les fait apparaître) empêchent souvent d’en comprendre le genre, et le nombre d’éléments mis en scène produit des compositions qui induisent une lecture ouverte, sans message précis. “Je m’intéresse de plus en plus au mélange de récits décousus et d’abstraction, et à la recherche de moyens intéressants pour occulter toute histoire possible à laquelle on pourrait penser en regardant mes œuvres. Mon objectif n’est donc pas nécessairement de transmettre un message particulier, mais plutôt d’inciter le spectateur à formuler son propre message ou à répondre à ses propres questions sur les différents sujets abordés dans mon travail.”

    Crises sociales, écologiques… et collaborations mode

    Son exposition Lie Doggo, qui a eu lieu en 2024 à la Galerie Jack Shainman de New York, et Winging It, celle de ce début d’année chez Jeffrey Deitch à Los Angeles, montrent l’extraordinaire santé de cette œuvre qu’on sent prête à arpenter n’importe quel chemin – pourvu qu’il promette un peu d’aventure. Certaines toiles assument un caractère radicalement abstrait. Les grands polyptyques deviennent obsédants, comme Breaking Bread (2024), sa réinterprétation de La Cène, une œuvre en quatre panneaux ponctués de personnages portant des tee-shirts avec l’inscription : “Brown family reunion”.

    À l’occasion, la palette s’aventure aussi vers des goûts moins balisés… Enfin, chez Perrotin son œuvre affronte les crises sociales et écologiques de l’époque (ça, c’est vraiment dans l’air du temps), tandis qu’Abney multiplie les “collaborations” (avec Nike, Crocs et Tiffany & Co., en attendant de réaliser le sujet gonflable de ses rêves pour la Macy’s Thanksgiving Day Parade). Ses murals, quant à eux, sont mémorables : on se souvient de celui qu’elle avait créé pour le Palais de Tokyo en 2019, d’un autre conçu pour la façade du musée d’Art contemporain lors de la 15e Biennale de Lyon la même année – auxquels viennent s’ajouter tous ceux qu’elle réalisa ici ou là, à Chicago, Memphis, Portland, Détroit, Gwangju, Toronto, Boston ou Cleveland…

    L’exposition chez Perrotin est pleine de feu, d’eau, d’inondations et de sécheresse… Comment savoir ? Car c’est la particularité de ce travail de ne jamais terminer le récit. Ses personnages allongés dans l’eau se noient-ils ou profitent-ils des vacances ? Et les poissons autour d’eux sont-ils morts ou frétillent-ils ? En passant, l’œuvre de Nina Chanel Abney nous rappelle que rien n’est plus flippant que de ne pas savoir.

    Nina Chanel Abney. Now What ? Or What Else ?”, exposition jusqu’au 11 octobre 2025 à la galerie Perrotin, Paris 3e.