Du Brésil à la Méditerranée, l’artiste Jonathas de Andrade dénonce les contradictions du monde
Exposé jusqu’au 2 novembre 2025 dans les nouvelles galeries de la Commanderie de Peyrassol, Jonathas de Andrade présente un ensemble de films, sculptures et peintures émouvant qui explorent différentes manières d’habiter le monde. Une plongée puissante dans l’œuvre de l’artiste brésilien, qui inaugurera également le 20 juin une exposition au Jeu de paume de Tours.
Par Camille Bois-Martin.

Jonathas de Andrade : de Recife à la Biennale de Venise
En 2022, son nom résonne dans les rues de Venise. Nombre de visiteurs de la 59e Biennale d’art sont alors fascinés par cette langue rouge géante en papier mâché et résine posée à même le sol sur une flaque de sang, au sein du Pavillon du Brésil, dont les entrées sont magnifiées par de grandes sculptures d’oreilles. Une manière humoristique pour l’artiste d’évoquer alors la censure et la manipulation du discours politique dans son pays. Conçue sur place pour des raisons logistiques, l’installation de Jonathas de Andrade avait mobilisé des producteurs du célèbre carnaval de Venise et grandement nourri l’esprit de l’artiste, stimulé par les nombreuses rencontres et interactions qu’elle avait générées.
C’est dans le nord du Brésil, plus précisément à Recife, que le travail de Jonathas de Andrade (né en 1982) trouve sa source formelle, mais aussi conceptuelle. Une ville qui a vu l’artiste grandir et où il vit encore aujourd’hui. Il y puise les thématiques de ses œuvres, résolument liées à son territoire et à toutes les contradictions politiques et environnementales qui l’animent, et touchent, par extension, aux problématiques des autres continents.
Dès 2014, le Museu de Arte do Rio lui consacre une exposition personnelle, au sein de laquelle il présente notamment son projet Suar a Camisa, également exposé en 2022 au Palais de Tokyo. Représentatif de son travail, ce dernier déploie une dizaine de tee-shirts sur des mannequins sans visage, collectés par l’artiste dans les rues et les chantiers de sa ville natale. Anonymes, ces figures incarnent les inégalités sociales du Brésil, autant que les classes sociales invisibilisées ou ignorées par le gouvernement. Les années suivantes, ses œuvres, dont la résonance politique agite l’intérêt, s’exportent aux États-Unis (Guggenheim, New Museum, MCA) et en Europe (via la Galleria Continua, qui le représente aujourd’hui).


Le domaine de Peyrassol lui consacre une exposition
Il faut désormais se rendre à la Commanderie de Peyrassol pour (re)voir l’étonnante langue sanguinolente de Jonathas de Andrade, présentée à Venise en 2022, et intitulée Morder a língua (traduisible par “se mordre la langue”). Dans le cadre de la saison artistique France/Brésil, l’artiste présente jusqu’au 2 novembre une exposition personnelle dans le domaine viticole provençal, qui développe depuis 2021 sa propre programmation d’art contemporain.
Inspiré par un texte de l’autrice Clarice Lispector (publié en 1961), le titre de l’exposition, “L’art d’être vorace”, permet à l’artiste et à la directrice du domaine de connecter les huit œuvres présentées (conçues entre 2014 et 2025), et d’offrir un aperçu de l’étendue et de la diversité de sa pratique. De sculpture en photographie, son travail pluriel aborde en effet l’idée la “dévoration” de la nature par l’être humain, mais aussi des classes sociales et des cultures entre elles. “Le terme de voracité est aussi symbolique qu’ambigü”, nous explique-t-il.
Sur les cimaises, on aperçoit notamment des photographies des habitations de fortune des “paysans sans terre” d’Ingarassu au Brésil, extraites de son projet Exercice constructif pour un guérillero sans terre (2016). Un texte révèle les logiques et les contradictions territoriales de son pays : 70% des petits exploitants ne possèdent que 13% des terres, et sont obligées de planter ces habitations précaires afin de pouvoir exploiter les territoires de quelques familles de riches propriétaires terriens.

L’art d’être vorace : une histoire de contradictions humaines
Jonathas de Andrade crée presque toujours avec les matériaux et le contexte qu’il découvre in situ, au cours de ses projets. Ainsi, si l’exposition au domaine de Peyrassol réunit plusieurs œuvres réalisées au fil des dernières années, celle-ci se devait de porter la trace de sa rencontre avec le sud de la France, qu’il explorait pour la toute première fois il y a quelques mois. Se détachant de son Brésil natal sans pour autant s’en distancier, l’artiste a alors imaginé sur place deux nouvelles sculptures, dont une porte le nom de l’exposition.
Suspendue à l’entrée du parcours, elle s’apparente à une longue corde, composée de coquillages et de morceaux de plastique trouvés à Peyrassol, et utilise ainsi les matériaux locaux comme base de cette nouvelle œuvre. Soulignant la dualité entre la nature et l’intervention humaine, l’œuvre raconte à la fois l’histoire du territoire méditerranéen et celle de Jonathas de Andrade. “La nature se mélange et fusionne avec notre présence, précise l’artiste. Le plastique est un défi pour l’humanité, qui l’a créé, mais qui n’arrive pas à gérer sa circulation. Il y a un fil rouge écologique qui régit cette exposition, et de manière générale mon travail.”

Des pêcheurs aux indigènes du Brésil : le travail politique de Jonathas de Andrade
De l’autre côté du mur se dévoile une installation vidéo où des pêcheurs brésiliens câlinent des poissons en train de s’asphyxier hors de l’eau. De ces images à la fois douces et violentes s’échappe un sentiment de contradiction, entre respect de la biodiversité et domination de l’être humain sur celle-ci.
“Mon enfance passée dans le nord-est du Brésil me permet de voir et de comprendre la complexité sociale, politique et la dimension personnelle des gens que je rencontre au fil de mes projets. Comment le travail de ces personnes se mêle à leur vie. J’ai toujours été touché et intrigué par cette société, qui naturalise le fait qu’il y ait une partie de la population qui possède beaucoup et une autre, rien du tout. C’est quelque chose d’ancré en moi et en mon travail”, nous confie l’artiste, convaincu et traversé d’émotions. Plutôt que de façonner un portrait d’ensemble vague et sans impact, Jonathas de Andrade s’intéresse, œuvre après œuvre, à la condition d’un groupe ou d’un individu.

Comment habiter le monde ?
Une approche particulièrement prégnante dans La faim de la résistance (2019). Sur une immense carte de la région à peine perceptible dans le fond de l’œuvre, l’artiste a invité des peuples indigènes d’Amazonie à dessiner sur les zones où sont répertoriées les frontières et les zones d’exploitation de minéraux par les grandes industries. Une activité qui résulte aujourd’hui à leur migration et à la destruction de leur habitat. Les lignes rouges qui délimitent la région semblent alors disparaître derrière la beauté et la densité des motifs alignés en une série de 42 carreaux. Dont les dessins visibles sur l’œuvres correspondent aux tatouages présents sur les ventres des femmes indigènes, et symbolisent ainsi leur éviscération métaphorique…
“Je vois la vie comme politique, mais je suis intéressé par la micro relation. C’est-à-dire à comment chacun résiste, à la beauté du geste individuel, précise Jonathas de Andrade. Mais je ne prétends pas à un travail activiste. C’est la partie plus sensible de ces problèmes politiques, l’approche poétique que l’on peut en faire qui m’intéresse.”
À la lumière de cette exposition, la question que pose l’artiste brésilien se résumerait finalement ainsi : comment pouvons-nous habiter le monde ? “On cohabite avec contradiction”, nous répond-il. On peut accepter passivement ou comprendre activement. La poésie et l’art nous donnent une grande respiration, nous évitant d’être trop opprimés face aux problématiques actuelles.” C’est en tout cas ce que Jonathas de Andrade espère pour le public de ses œuvres, qui pourra découvrir également à partir de juin une rétrospective de sept de ses projets filmés et photographiés au Jeu de Paume – Château de Tours.
“Jonathas de Andrade. L’art de ne pas être vorace”, exposition jusqu’au 2 novembre 2025 à la Commanderie de Peyrassol, 1204 Chem. de la Commanderie de Peyrassol, 83340 Flassans-sur-Issole.
“Jonathas de Andrade. Gueule de bois tropicale et autres histoires”, exposition du 20 juin au 9 novembre 2025 au Jeu de Paume – Château de Tours, 25 avenue André Malraux, 37000 Tours.