18 mai 2023

How Meriem Bennani became one of the most fascinating artists of her generation

Meriem Bennani est l’une des artistes les plus influentes de sa génération. Et, pendant la pandémie, sa série de vidéos 2 Lizards a conquis le monde sur Instagram. Ses films, installations et environnements immersifs entrelacent les références à la culture populaire mondialisée avec la représentation vernaculaire de son Maroc natal et l’omniprésence des technologies numériques. Composé avec un humour ironique et une subtile agilité à détourner les clichés, son travail interroge notre société contemporaine et ses identités fracturées.

Texte par Martha Kirszenbaum.

Portrait par Dana Scruggs.

text by Martha Kirszenbaum.

portrait by Dana Scruggs.

Si Meriem Bennani apparaît comme l’une des artistes les plus fascinantes de sa génération, c’est précisément en raison de sa capacité à déconstruire les dichotomies entre l’Occident et l’hémisphère sud, entre le public et le privé, et à dévoiler les complexités dans la production culturelle, les disciplines artistiques et identités plurielles. À une époque mondialisée et de plus en plus clivée par les politiques identitaires issues du capitalisme récent, et dans une communauté artistique souvent divisée par ces dernières, il y a, dans l’approche approfondie et généreuse de Bennani, l’espoir infini ou peut-être l’utopie insensée que ce que nous avons en commun surpasse ce qui nous divise.

 

Meriem Bennani est représentée par la galerie Clearing à Bruxelles.
Elle fait partie des cinq artistes présentées dans l’exposition collective du prix Reiffers Art Initiatives “Infiltrées. 5 manières d’habiter le monde”, jusqu’au 16 juin 2023 à l’Acacias Art Center, Paris 17e.

Meriem Bennani, l’artiste devenue virale pendant le confinement

 

C’était en mars 2020, et comme tous aux quatre coins du globe, j’étais confinée dans mon appartement. Faisant défiler mon feed Instagram, je tombai sur le compte de l’artiste Meriem Bennani. Elle venait de poster une vidéo d’animation qu’elle avait réalisée avec une autre artiste, Orian Barki, et qui allait bientôt devenir l’œuvre d’art la plus pertinente de cette période d’angoisse planétaire. Dans le premier épisode de 2 Lizards, deux lézards anthropomorphes animés — un vert incarné par Bennani et un brun exprimé par Barki — évoquent leur première semaine de confinement sur un toit de Brooklyn. Alors qu’un coucher de soleil rougeoyant leur fait face à l’horizon, une sérénade dans le style de Miles Davis s’élève des toits voisins : ici un cheval joue de la trompette, de l’autre côté un ours se lance avec un clavier et des caissons de basse, puis, sur un autre toit, un mouton les rejoints à la contrebasse. 2 Lizards dépeint une vision surréaliste des premiers mois de la pandémie de COVID-19 telle qu’elle s’est déroulée à New York.

 

Dans ce film, les deux reptiles servent de protagonistes, se déplaçant dans une ville en proie à une pandémie, à un isolement prolongé et à un appel à la justice. Il met en évidence l’impuissance et l’incertitude vécues alors par beaucoup d’entre nous, ainsi que les moments inattendus de communauté partagée. Avec des dialogues reflétant brillamment l’anxiété, l’ennui et l’humour absurde de la vie confinée, et une animation originale créée en direct, les lézards de Bennani et Barki furent un succès instantané sur Instagram. Encouragées par la popularité de la première vidéo, les deux réalisatrices ont créé sept autres épisodes, publiés sur le fil de Bennani toutes les deux semaines jusqu’à début juillet 2020.

Utiliser la fiction vidéo pour transmettre des messages engagés

 

La pratique de Meriem Bennani génère son univers et son vocabulaire propres qui fusionnent un imaginaire personnel et une esthétique héritée d’une riche lignée de dessins animés expérimentaux ou Disney, avec des techniques et des technologies de postproduction de haut niveau et non dénuées d’effet comique, telles que des animations 2D et 3D créées dans des logiciels comme After Effects et Cinema 4D, le tout agrémenté d’un ensemble de pistes audio composées ou chinées sur Internet. Son travail est par ailleurs souvent lu comme une critique diasporique qui interroge les effets intériorisés du postcolonialisme sur ses sujets. C’est le cas par exemple dans son installation Mission Teens, présentée à la fondation Louis Vuitton à Paris en 2019 et dans laquelle on suit un groupe d’adolescents du lycée français Descartes de Rabat où l’artiste a elle-même étudié.

 

Sa trilogie de films intitulée Life on the CAPS (2018-2022) est un autre exemple de récit explorant les conflits politiques complexes sans en donner de résolution claire, seulement des aspirations intuitives de la vie des personnes impliquées. Elle se déroule dans un futur surnaturel et dystopique sur CAPS, une île fictive au milieu de l’océan Atlantique, à une époque où les voyages en avion ont été remplacés par la téléportation. Les migrants tentant d’atteindre illégalement les États-Unis sont interceptés et redirigés vers le CAPS, où ils vivent dans des limbes interminables. Superposant des séquences d’action en direct et des animations générées par ordinateur, Bennani adapte intuitivement les techniques de montage qui évoquent le film documentaire, la science-fiction, les séquences téléphoniques, les vidéoclips et la télé- réalité. Agissant de manière astucieuse, Life on the CAPS passe avec fluidité de l’imaginaire au géopolitique, de l’échelle microscopique de l’ADN à l’œil de la surveillance planétaire, du pouvoir de l’expérience individuelle à celui de la collectivité, en s’appuyant sur une expérimentation émotive et formelle qui réfute les frontières.

Un art du détournement, présenté du Whitney Museum à la galerie Clearing

 

Il semble y avoir une attention particulière au détournement de l’architecture et des objets du quotidien dans les installations de Meriem Bennani, se dévoilant comme un geste persistant de distance et d’autodérision. Qu’il s’agisse de canapés bas en velours rouge comme dans son installation FLY présentée au PS1 en 2016, ou d’objets psychédéliques tels ces casques de salons de coiffure et fauteuils de massage vert pomme et rose fraise créés pour sa commande d’Art Dubai et présentés à la biennale du Whitney Museum en 2019, ses œuvres rappellent les intérieurs d’Afrique du Nord, ou encore les salons de beauté, les parcs d’attractions et les centres commerciaux du Golfe. Bennani s’attache d’ailleurs à exposer son travail dans des environnements plurisensoriels plutôt que sur un seul moniteur ou écran, explorant les nouveaux modèles de consommation des médias qui se sont développés autour des smartphones et autres appareils portables.

 

Au Whitney Museum, elle incorpore la vidéo dans une installation à grande échelle qu’elle appelle un “jardin de visionnage vidéo” – un environnement composé de jardinières et de sièges futuristes. Pour la High Line de New York, elle crée en 2022 Windy, une sculpture publique cinétique en 3D qui épouse la forme d’une tornade en mouvement continuel, évoquant à la fois les tourbillons dans les dessins animés et le rythme effrêné de la vie new-yorkaise. Lors de sa récente exposition à la galerie Clearing de Bruxelles, elle produit une série d’objets du quotidien détournés et motorisés, tel qu’un siège surmonté d’un parasol en paille percé comme un gruyère aux pieds en forme de balai, ou encore un panier à salade faisant tourbillonner des feuilles de laitue et des chaussettes

It was March 2020. Like the rest of the world, I was locked down at home. Scrolling through Instagram, I came across Meriem Bennani’s account. She had just posted a video, made with fellow artist Orian Barki, that would prove hugely significant in this period of planetary anxiety. In the first episode of the animation 2 Lizards, the anthropomorphic reptiles of the title – one green, voiced by Bennani, the other brown and voiced by Barki – stand on a Brooklyn rooftop at sunset discussing their first week of shelter in place. In the background, a Miles Davis-style serenade is played by the neighbours: on a roof across the way, we see a horse on the trumpet, a bear responds with keyboard and sub- woofers, while a sheep joins them on the double bass. 2 Lizards paints a surreal portrait of the first months of the COVID-19 pandemic in New York City, highlighting the helplessness and uncertainty as well as the unexpected moments of shared community. With dialogues that brilliantly reflect the anxiety, boredom, and absurdity of lockdown, Bennani and Barki’s lizards became an instant Instagram hit. Encouraged by the success of this first episode, they went on to create seven more, posting them on Bennani’s feed between March and July 2020.

Bennani’s practice generates its own universe and vocabulary, combining her personal imagination with an aesthetic inherited from a rich lineage of cartoons – spanning the entire range from the experimental to Disney – and using sophisticated post-production techniques and technologies. Often deployed to comic effect, the 2D and 3D ani- mations (created with software such as After Effects or Cinema 4D) are complemented by audio tracks either specially composed or found on the web. Bennani’s work is often read as a diasporic critique of the internalized effects of post-colonialism on its subjects. Such was the case, for example, with her installation Mission Teens, shown at Paris’s Fondation Louis Vuitton in 2019, which follows a group of teenagers from the French lycée in Rabat, where the artist herself studied.

 

Her film trilogy Life on the CAPS (2018–22) again explores complex political conflicts, detail- ing the intuitive life aspirations of those involved, but without attempting to provide a clear resolution. It takes place in a dystopian supernatural future on CAPS, a fictional island in the middle of the Atlantic Ocean, at a time when air travel has been replaced by teleportation. Illegal migrants to the US are intercepted and redirected to CAPS, where they live in an endless limbo. Layering live action footage and computer generated animation, Bennani intuitively adapts editing techniques that evoke documentaries, science fiction, phone footage, music videos, and reality TV. Moving fluidly from the imaginary to the geopolitical, the microscopic scale of DNA to the eye of global surveillance, the power of individual experience to the collective consciousness, Life on the CAPS draws on emotive and formal experimentations that refuse all boundaries.

There is in the installations of Meriem Bennani a persistent act of distance and self-mockery

 

In her installations, Bennani pays particular attention to the subversion of architecture and everyday objects in a persistent gesture of distancing and self-derision. Whether featuring low-slung red-velvet couches, as in FLY, shown at PS1 in 2016, or psychedelic objects, such as the apple-green and strawberry-pink hair-salon driers and mas- sage chairs made for her Art Dubai commission and shown at the 2019 Whitney Biennial, her works recall the interiors of the Maghreb or the beauty salons, amusement parks, and shopping malls of the Arabian Gulf. Moreover, Bennani seeks to exhibit her work in multi-sensory environments rather than on a single monitor or screen, exploring the new models of media consumption that have developed with smartphones and other portable devices.

 

At the Whitney, she incorporated moving images into a large-scale installation that she called a “video viewing garden,” an environ- ment of futuristic planters and seating. On New York’s High Line last year, she created Windy, a kinetic sculpture re- sembling a tornado in constant motion that references both cartoon twisters and the fast pace of New York life. And for her exhibition last autumn at Brussels’s Clearing gallery, Bennani subverted and motorized a series of everyday objects, such as a seat fitted with a straw parasol pierced like a cheese and sporting broom-shaped legs, or a salad centrifuge that spins both lettuce leaves and socks.

If Bennani has been hailed as one of the most fascinating artists of her generation, it is precisely because of her ability to deconstruct the dichotomies between the West and the global South, and between the public and the private, as well as her skill in unveiling the complexities of cultural production, of artistic disciplines, and of diverse identities. In a globalized world that is increasingly conflicted by the identity politics engendered by late capitalism – and in an artistic community that is often divided by them – Bennani’s deep and generous approach appeals to the infinite hope (or perhaps the crazy utopia) that what we have in common might one day surpass what separates us.

 

Meriem Bennani is represented by the Clearing gallery in Brussels. Group exhibition Infiltrated. 5 ways of inhabiting the world, Acacias Art Center, Paris. From May 12th to June 17th.