22 mai 2024

Garance Früh, l’artiste qui forge les armures de demain

D’un casque de hockey, prothèses médicales, voilage rose… Garance Früh entremêle les objets et matériaux pour forger les armures de demain. Jusqu’au 8 juin dans l’exposition “(Re)generation” du Prix Reiffers Art Initiatives, la jeune artiste française présente quelques unes de ses sculptures-carapaces ainsi que des parois textiles aux airs de secondes peaux.

Portrait par Axle Jozeph.

L’artiste Garance Früh, créatrice d’œuvres charnelles

 

Un casque de hockey, un voilage rose, une aiguille en forme d’hameçon à la pointe acérée 1. Travaillant avec plusieurs matières textiles, dont certaines aux connotations culturelles et symboliques fortes (cuir, métal, textures rembourrées, motorisées, fétichisées), Garance Früh joue dans ses sculptures avec la superposition, le “layering” de la brutalité et de la tendresse, de la combativité et de la sensualité. La première fois que j’ai vu son travail, lors d’une exposition collective à la galerie BQ à Berlin en 2021, elle avait accroché des pièces textiles en tension aux fenêtres, plongeant l’espace dans une atmosphère nimbée de gaze rose. Plutôt excroissances ou membranes que simples rideaux, ces pièces, que l’on retrouve à plusieurs occurrences au fil de ses expositions, à chaque fois adaptées au lieu, jouent de l’opacité et du dévoilement. Elles créent une ambiance feutrée, charnelle, par un travail du fil et de la sangle, selon une pratique de la couture transmise par les femmes de sa famille depuis plusieurs générations. Au-delà de la dimension d’ouvrage domestique, alors synonyme de contrainte ou d’enfermement, l’artiste rappelle l’insurrection du geste, et ses effets, quasi chirurgicaux, sur ce qui s’apparente à la peau – qui se froisse et se déplie, se met à nu ou se dissimule, emmagasine le souvenir de certaines relations, désire et se laisse affecter.

Vêtements de sport ou prothèses : les sculptures comme armures

 

Intégrant des éléments esthétiques issus de la salle de sport ou des disciplines de combat pour mieux les détourner, ses pièces proposent, au-delà de l’injonction ou du canon et à rebours du discours olympique, une vision de la culture physique comme endroit où “bâtir”, au sens architectural du terme, un corps davantage androgyne, en résistance, qui se pare littéralement contre le choc et parvient s’il le faut à rendre les coups encaissés. Dans le texte Against Ordinary Language: The Language of the Body de Kathy Acker 2, l’autrice esquisse une analogie entre la pratique du body-building et l’écriture – les deux activités, paraissant pourtant antithétiques, qui l’occupaient le plus à cette période de sa vie. Les mêmes liens me semblent exister avec la pratique de la sculpture de Garance Früh : en créant à partir du muscle et de la discipline, en engageant son propre corps dans sa pratique, elle nous emmène vers des dimensions exemptes de langage, afin de proposer une nouvelle grammaire faite de surfaces et de gestes. Les tendons, les hormones, l’adrénaline, le plaisir et les sens s’entremêlent pour tenter de conjuguer la souffrance en puissance et évoquer ce que peut, ce que veut un corps.

 

Les vêtements et les équipements sportifs destinés à protéger le corps de l’accident ou de l’affront, de l’impact de la violence sur lui, sont un prolongement des fonctions de l’armure hors du champ de bataille, au-delà de son rôle belliqueux et guerrier. Le titre de la première exposition personnelle de l’artiste, Soft Armor 3, s’intéressait à ce qui peut être considéré comme une arme défensive par excellence. L’artiste pousse l’oxymore en la rendant “douce” ou “molle 4”, et ses sculptures intègrent et lient des éléments qui peuvent assurer ce rôle de protection pour ce qui se tient en dessous : la chair, sa sensibilité, la possibilité de la blessure, de l’égratignure ou de la cicatrice qu’elle contient. L’une de ses sources d’inspiration est l’artiste cubain Agustín Fernández, peignant lui aussi des équipements métalliques dans tout leur érotisme, évoquant tour à tour le plaisir et la souffrance, et proposant une appréhension politique radicale du corps, du sexe et de la violence. Dans le travail de Garance Früh, les armures ne sont plus seulement physiques mais aussi mentales, abritant également les désirs, la psyché et les rêves, le souvenir de l’effleurement ou de la collision.

Parmi le camouflage, le venin, les épines ou la ruse, certains êtres vivants, à l’image des plantes carnivores, usent de mécanismes de séduction pour attirer leur proie – ils appâtent, enivrent, charment pour mieux capturer et neutraliser. Garance Früh me parle de la dionée, une plante capable de piéger les mouches qui seraient tentées de s’approcher, symbolisant pour certain·es la “femme fatale” du règne végétal, ou l’amour dévorant. Ses stratagèmes sont cependant moins ceux d’une dangereuse assassine que ceux d’une espèce cherchant à lutter afin de se protéger des hostilités extérieures. Parfois, l’on retrouve dans quelques pièces de l’artiste des objets apparemment inoffensifs et pourtant susceptibles de devenir armes par destination, ou du moins de véhiculer une forme d’agressivité protectrice : les crans dentelés d’une barrette, symbole d’apparat et de féminité, se mettent à évoquer des crocs ou des griffes, l’étau qui se resserre, la possibilité de la morsure ou de la préhension. Garance Früh emprunte des motifs aux fleurs, tout en les subvertissant et en s’éloignant de leur aspect ornemental pour aller vers leur lasciveté, dans le sillon de Georgia O’Keeffe qui, tout en leur donnant une dimension érotique, disait vouloir “peindre des fleurs comme des gratte-ciel”. Elle s’inspire du “calice” – la partie située sous la corolle des fleurs, qui protège leurs organes sexuels et prête son nom aux vases sacrés –, ou encore des œufs, dans leur dialogue entre force et fragilité. Accueillir, envelopper, protéger, recueillir la vulnérabilité du pétale, la précarité de la coquille, tout en se tenant sur la défensive : Garance Früh crée à partir d’un regard qui repense la relation entre le geste d’attaquer et celui de se défendre, pouvant interchanger le rôle de proie et celui de prédateur·ice.

 

Les œuvres de Garance Früh sont présentées dans(Re)generation”, troisième exposition du Prix Reiffers Art Initiatives sous le commissariat de Vittoria Matarrese, jusqu’au 8 juin 2024 chez Reiffers Art Initiatives, 30 rue des Acacias, Paris 17e.

 

 

1. Garance Früh, Please Remove Your Spurs Before Getting in Bed, 2023.

2. Kathy Acker, Against Ordinary Language: The Language of the Body, dans The Last Sex – Feminism and Outlaw Bodies, New World Perspectives, Montréal, 1993.

3. Exposition personnelle de Garance Früh curatée par Katia Porro, à In extenso, Clermont-Ferrand, du 4 février au 24 avril 2023.

4. Rappelant les “armes molles” de la poétesse Léa Rivière.