Francesco Vezzoli dynamite l’histoire de l’art à Avignon
Explorateur génial des liens entre l’art contemporain, la culture de masse et le star-système, l’artiste italien se réinvente en curateur érudit à la collection Lambert en Avignon jusqu’au 10 juin prochain. Pour Numéro art, il a brodé cinq nouvelles œuvres inspirées par son exposition.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Numéro art : À la Collection Lambert en Avignon, vous concevez une exposition thématique avec de nouvelles pièces mais aussi des oeuvres de Cy Twombly, Louise Lawler, Giulio Paolini…
Francesco Vezzoli : J’ai sélectionné des oeuvres de ces trois artistes que je respecte profondément et je les entremêle avec mon propre travail. Chacune des pièces tisse un dialogue avec l’héritage classique et permet d’appréhender comment différentes générations d’artistes se sont confrontées à l’histoire de l’art d’il y a 2 000 ans. L’approche de Cy Twombly est évidemment abstraite et conceptuelle, celle de Giulio Paolini tient du sacré, son respect est immense. Celle de Louise Lawler est ironique. Et je dirais que ma démarche est blasphématoire.
J’achète dans les ventes aux enchères des pièces antiques originales que je peins avec les couleurs qu’elles étaient censées avoir à l’origine.
Vous vous tournez de plus en plus vers la conception d’exposition. On se souvient, l’année dernière, de votre exposition à la Fondation Prada sur les liens entre la télé italienne et l’art dans les années 70.
Mon activité de curateur a clairement pris le pas sur mon travail d’artiste, ces dernières années. C’est une prise de risque réelle, celle d’être jugée par des commissaires d’expositions professionnels et par des universitaires, mais c’est toujours plus amusant que de jouer le rôle de l’artiste officiel, une position délicate aujourd’hui. D’un côté, vous êtes particulièrement privilégié, car le marché se porte bien et attire de nombreux investisseurs. De l’autre, comme le faisait remarquer un chercheur en économie, tous les domaines créatifs suivent un arc. Et quand cet art est à ce point gonflé par des intérêts financiers, il est très difficile de maintenir une quelconque créativité. L’arc chute…
Les artistes sont-ils entravés par le marché ?
Soyons clair, je ne porte aucun jugement moral. Le problème vient de moi. La situation actuelle m’ennuie profondément. Mes débuts en tant qu’artiste se sont déroulés dans les années 90 à Londres, en pleine explosion du mouvement des Young British Artists. Il n’était question que de glamour, de paillettes, de propositions fortes et percutantes. Mais nous n’avons assisté à l’apparition d’aucun autre mouvement depuis. Où sont les nouvelles idéologies ?
Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans la conception d’expositions ? Les propositions actuelles des institutions ne vous convenaient pas ?
La multiplication des solo shows m’ennuie. J’admire Bruce Nauman mais j’ai déjà assisté à trois rétrospectives différentes de cet artiste. Je ne vois pas l’intérêt d’en voir une quatrième. Ce type d’exposition est parfait pour le touriste moyen, et je respecte ça. Mais vous ne pouvez pas me demander d’y prendre du plaisir. Je connais déjà le travail présenté, je sais qui le soutient dans le milieu de l’art, et je sais même à qui appartiennent les oeuvres. C’est comme aller voir un film après avoir passé cinq mois sur le tournage. La magie a totalement disparu.
Que proposez-vous pour remplacer ces blockbusters qui, par ailleurs, permettent de faire gonfler la cote des artistes ?
Les musées pourraient se consacrer à des expositions thématiques qui soient des vraies prises de risque : créer des alchimies entre des oeuvres et des artistes, combiner les propositions, ou au contraire favoriser les oxymores, mettre en avant des sujets dont les musées ne se font jamais l’écho.
Ce serait commercialement risqué. Le public est attiré par les grands noms et les institutions, même en France, sont de plus en plus dépendantes de la billetterie. Sans compter que les expositions sont de plus en plus financées par les galeries qui préfèrent valoriser un de leurs artistes.
Evidemment, ce n’est pas rentable du point de vue du marché. Mais il y a assez de galeries dans le monde qui travaillent à faire la promotion des artistes. Les institutions devraient travailler à stimuler les jugements et les points de vue différents.
Revenons à l’exposition à la Collection Lambert en Avignon. Pourquoi se tourner vers l’art classique aujourd’hui ?
C’est comme lorsque vous lisez un ouvrage écrit il y a plusieurs centaines d’années. Vous y trouvez toujours quelque chose qui fait écho au monde d’aujourd’hui. Aux xve et xvie siècles, par exemple, les sculptures étaient faites de combinaisons : un bras venait d’une oeuvre du iie siècle, le buste, du siècle précédent, et la tête, elle, venait juste d’être créée. On traitait les oeuvres comme de simples marchandises… Un peu comme aujourd’hui. Surtout, c’est une manière de mettre en lumière l’aporie de la création actuelle. Des artistes pensent faire quelque chose de nouveau en montrant du sexe d’une manière frontale, alors qu’on en voyait déjà sur les fresques de Pompéi il y a plus de 2 000 ans. C’est une manière de dire aux artistes : “Ne faites pas encore une fois ce statement, cela a déjà été fait il y a deux millénaires !” Ces solutions ont été épuisées, il est temps de chercher de nouvelles voies. Évidement, ouvrir l’art à d’autres perspectives ne fait pas l’affaire de tout le monde. Certains y perdront leur influence et leur pouvoir… On pourrait par exemple réfléchir à l’absence d’art contemporain à la télévision. La vente d’une oeuvre d’un grand artiste actuel génère plus d’argent que toutes les ventes du nouvel album d’un chanteur célèbre. Mais le chanteur, lui, sera passé trois cents fois à la télévision…
Votre travail interroge depuis longtemps les processus de légitimation culturelle : qui décide ce qu’est l’art, là où il doit être montré, ce qui le distingue ou non de la culture populaire…
En Italie, nous avons peu de prix Nobel. L’un des derniers fut attribué à l’écrivain Dario Fo, qui était également peintre. Quelques années avant sa mort, un critique culturel lui rend visite et s’extasie sur ses peintures : ”Oh mon Dieu, Dario, ces oeuvres sont incroyables !” Dario Fo a répondu simplement : “Ces peintures ne valent rien.” Il avait peut-être reçu le prix Nobel, et ses livres étaient sans doute étudiés dans le monde entier, mais il n’était pas dupe pour autant du mécanisme à l’oeuvre derrière cette flatterie. Dario Fo était lucide : ce n’est pas parce qu’on est bon dans un domaine artistique qu’on est bon dans tous les autres. Mais si j’en avais l’opportunité, j’aimerais exposer ces peintures dans un musée aux côtés de Marc Chagall et de Mark Rothko. Et j’obligerais ainsi le public à décider : l’intelligence de cet homme suffit-elle à donner de la valeur à ses peintures ?
Le Lacrime Dei Poeti, Francesco Vezzoli, jusqu’au 10 juin, Collection Lambert, Avignon.