25 fév 2022

Figure majeure de la photographie mexicaine, Graciela Iturbide enchante la Fondation Cartier

Jusqu’au 29 mai, la Fondation Cartier consacre une très riche rétrospective à la célèbre photographe mexicaine. Ses images, initiées dans les années 70, offrent un portrait poétique des communautés qui peuplent notre monde, des Amérindiens du désert de Sonora aux Indiens et Malgaches.

Graciela Iturbide, “Nuestra Señora de las Iguanas”, Juchitán, Oaxaca (1979). Tirage gélatino-argentique.

L’image est empreinte d’une grande dignité. Capturée en contre-plongée, une femme vêtue d’une robe fleurie fixe l’horizon, le port altier et la tête coiffée d’une couronne imposante. À bien y regarder, ce ne sont pas des morceaux de tissu qui auréolent son visage confiant, mais de véritables iguanes vivants perchés sur sa chevelure. Puissant et énigmatique, ce cliché réalisé en 1979 dans la communauté indigène des Zapotèques de Juchitán, au Mexique, est sans doute celui qui a fait la notoriété internationale de Graciela Iturbide. Aujourd’hui à l’aube de son quatre-vingtième anniversaire, l’artiste fait  partie des photographes les plus renommés de ce pays d’Amérique centrale, dont elle a dressé un portrait riche et complexe à travers les différentes populations qui le composent. Fascinée par les cultures et les traditions, la Mexicaine réalise depuis plus de quarante ans des images en noir et blanc d’une grande humanité, toujours baignées d’un certain mystère. Un corpus foisonnant que la Fondation Cartier revisite actuellement dans la plus grande rétrospective consacrée à l’artiste en France. Accrochées sur d’immenses cloisons jaunes qui semblent composer les murs d’un sanctuaire, plus de 200 images, historiques et plus récentes, déploient toute leur force visuelle et symbolique sans pour autant livrer au spectateur toutes leurs clés.

 

 

“Pour moi, le rituel est ce qui sauve l’homme, l’humanité.”

 

 

“J’ai eu la grande chance de découvrir mon pays par la photographie”, confiait récemment Graciela Iturbide à l’écrivaine Fabienne Bradu. À la fin des années 60, la jeune femme basée à Mexico fait une rencontre majeure qui déterminera sa carrière : celle du photographe Manuel Álvarez Bravo, qui enseigne alors dans l’université où elle suit des études de cinéma. Rapidement, l’étudiante curieuse assiste l’artiste et le suit avec son appareil dans des fêtes traditionnelles mexicaines, qui éveillent sa curiosité. Son premier projet d’ampleur prend corps à la fin des années 70, lorsque l’Institut d’archives ethnographiques des populations indigènes lui commande un reportage sur les Amérindiens Seri du désert de Sonora, au nord-ouest du pays. C’est la révélation : de cette communauté accueillante, la citadine capture les visages émus maquillés suivant des coutumes ancestrales, les silhouettes debout dans des décors arides, entre falaises rocailleuses, plaines de sable dépouillées et cactus survolés par des rapaces. Puis ce seront les Zapotèques de Juchitán, les Chicanos sourds-muets de l’ouest des États- Unis, ou encore les habitants de Madagascar et de l’Inde… Autant de sujets que l’artiste aborde avec intuition et respect, sans jamais développer de méthode spécifique. Avec certains, comme les Chicanos, elle construit même des relations au long cours.

Au-delà des populations, la photographie de Graciela Iturbide témoigne de sa fascination pour les rituels. Entre silhouettes féminines, tout de blanc vêtues pour participer aux cérémonies chrétiennes, et visages d’enfants dissimulés sous des masques de squelette pour célébrer la fête des Morts, l’artiste saisit ces fragments de traditions qui, sous son éternel noir et blanc contrasté, déploient toute leur mystique. En 1993, elle se rend dans la région de la Mixteca sur un site où l’on pratique des sacrifices de chèvres. À travers son regard séduit par la charge érotique de ces actes sanglants, les animaux apparaissent en majesté, déifiés par des cadrages rapprochés qui rappellent l’iconographie christique. “Pour moi, le rituel est ce qui sauve l’homme, l’humanité, explique la photographe. C’est la seule façon d’oublier le quotidien.” Immortaliser ces rites lui permet également de parler de la mort, omniprésente dans de nombreuses cultures. La photographie serait-elle sa manière de dresser un pont entre la vie et l’inévitable fin ? L’artiste acquiesce sans hésitation : “Au Mexique, la mort nous fait peur, mais en même temps, nous l’aimons de tout notre cœur.

Graciela Iturbide, “Carnaval”, Tlaxcala, México (1974). Tirage gélatino-argentique.

Un masque effrayant fixant l’objectif à travers un rétroviseur, un crocodile coincé contre un mur par une échelle en bois, ou encore une femme allongée sur un lit couvert de fleurs… Fragments de rencontres saisis sur le vif, les images de Graciela Iturbide renferment toujours une grande part d’obscurité. D’ailleurs, les textes sur le travail de l’artiste témoignent de cette ambiguïté, décrivant une photographie du réel mais toujours poétique, étrange, voire spirituelle. Interrogée sur l’aspect documentaire de sa photographie, la Mexicaine répond en citant son mentor : “Comme le disait Manuel [Álvarez Bravo], toute image que l’on réalise est un document. Que celui-ci soit plein de poésie, de magie ou de politique importe peu, ce qui compte avant tout c’est qu’il existe, et matérialise une mémoire.

 

Si son approche des communautés indigènes, à la frontière du documentaire et de l’onirique, peut faire écho au travail de la photographe suisse Claudia Andujar (dont la Fondation Cartier exposait, en 2020, le colossal ensemble consacré aux Amérindiens Yanomami d’Amazonie), Graciela Iturbide s’en distingue par l’utilisation quasi systématique du noir et blanc. Depuis plus de quarante ans, celui-ci enrobe ses images d’une aura énigmatique et lui permet de tirer le monde qui l’entoure vers l’abstraction, même dans le foisonnement coloré des costumes mexicains ou des villes indiennes. “À partir du moment où je saisis mon appareil, je ne vois plus la couleur et ne perçois que les formes, les lumières et les ombres”, précise celle qui a eu la chance de côtoyer au cours de sa vie de grands maîtres du noir et blanc comme Henri Cartier-Bresson ou Josef Koudelka. Pour la Fondation Cartier, elle a pourtant signé, l’an passé, une série inédite en couleurs dans les carrières d’albâtre de Tecali, au Mexique. Des images qu’elle aurait finalement préféré, comme elle nous le confie en riant, réaliser en noir et blanc.

Graciela Iturbide, “Khajuraho”, India (1998). Tirage gélatino-argentique.

À l’image de ce récent projet, la photographie de Graciela Iturbide s’éloigne, progressivement, des individus pour se concentrer sur les paysages qui les entourent, où les êtres vivants ne deviennent plus que des présences diffuses. Des essaims d’hirondelles survolant les arbres aux ombres de chiens sauvages perchés sur des rochers, les silhouettes des animaux avoisinent l’abstraction dans les clichés produits ces deux dernières décennies, pendant que les humains s’effacent derrière des signes discrets de leur existence, comme des antennes de téléviseur sur des toits, du linge étendu sur des fils ou des chevelures prises de dos. Pour expliquer cette transition vers le ciel, et des panoramas toujours plus larges, l’artiste conclut avec humilité : “Pour moi, cela s’inscrit naturellement dans le fil de la vie.” Le regard porté vers l’avenir, et l’infini.

 

 

Graciela Itubide, “Heliotropo 37”, jusqu’au 29 mai à la Fondation Cartier, Paris 14e.