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Une momie a-t-elle inspiré le célèbre Cri de Munch ?
Au musée de l’Homme, à Paris, l’exposition “Momies” explore jusqu’au 25 mai 2026 les techniques de momification à travers les siècles et les cultures. Parmi les modèles présentés, une momie retient particulièrement l’attention des visiteurs avec son visage semblant figé dans une expression apeurée… qui n’est pas sans rappeler le personnage du célèbre tableau Le Cri d’Edvard Munch. Aurait-elle inspiré le peintre norvégien ? Retour sur la fascinante histoire de l’homme Chachapoya, éclairée par les propos du commissaire et archéologue Pascal Sellier.
Par Camille Bois-Martin.

La momie Chachapoya, un trésor du musée de l’Homme à Paris
En 1877, l’explorateur naturaliste Paul Vidal-Senèze revient d’une campagne de recherches menée au Pérou. Dans la falaise difficilement accessible de la Piedra Grande, il découvre quatre momies, extraites de leur sarcophage et emmaillotées dans des sacs de peau… Dans ses valises, il rapporte alors en France dès son retour en 1878 un étrange défunt. Ce dernier se présente recroquevillé, la bouche ouverte et une corde enserrée autour de son corps frêle…
Identifié à la culture Chachapoya (contemporaine des Incas, entre les 9e et 15e siècles), cet homme – qui serait mort entre ses 20 et ses 30 ans, d’une maladie infectieuse pulmonaire ou d’une septicémie – rejoint immédiatement les collections du musée d’Ethnographie du Trocadéro (aujourd’hui devenu musée de l’Homme), où il intègre le parcours permanent.
À cette époque, tout un imaginaire se construit autour des momies et des nombreuses découvertes, en particulier depuis la campagne d’Égypte de Napoléon (1798-1801) et l’égyptomanie qui secoue la société européenne du début du 19e siècle – à l’origine de nombreuses autres campagnes et explorations à travers le monde au cours des décennies suivantes. Le mystère qui accompagne leur identité, leur mort et les rites culturels qui les entourent fascinent en effet le public occidental, friand des histoires et des mythes qui se racontent alors à leur sujet… En particulier les artistes.
Ces derniers y puisent des motifs et des inspirations nouvelles, loin de tout académisme. Alors que Géricault arpentait les morgues du début du siècle pour étudier le corps humain, des peintres comme Gauguin ou Munch trouvent, quelques décennies plus tard, leur inspiration ailleurs…

Munch s’est-il vraiment inspiré d’une momie pour son Cri ?
Une décennie après la découverte des momies Chachapoya, le Tout-Paris se presse à quelques centaines de mètres de là, sur les Champs de Mars, à l’occasion de l’Exposition Universelle en 1889. Cette même année, Edvard Munch se trouve dans la capitale française, où il côtoie d’autres figures de la scène artistique comme Claude Monet et Camille Pissarro. Ensemble, ils visitent la grande manifestation, où les pavillons coloniaux attirent une large foule grâce aux nombreux artefacts et photographies exotiques ramenées d’excursions officielles (comme officieuses…).
Leur parcours les aurait-il amenés jusqu’au musée d’Ethnographie ? C’est en tout cas ce que semble nous révéler le célèbre Cri que Munch réalise quatre ans plus tard, en 1893. “Nous ne sommes pas sûrs que la momie ait inspiré Munch, nous confie le commissaire, archéologue et chercheur Pascal Sellier. Mais, ce dont on est sûr, c’est que le peintre se trouvait à Paris pour l’Exposition universelle, et qu’il aurait probablement vu l’homme Chachapoya à cette période.”
À la vue de ce tableau, impossible, en effet, de ne pas penser à la momie, actuellement exposée au sein de la nouvelle exposition “Momies” du musée de l’Homme à Paris. Ses deux mains posées sur les joues, son attitude très expressive, sa bouche grande ouverte… Le personnage peint par Munch en 1893 semble correspondre en tout point à l’homme Chachapoya.

Un visage expressif qui traverse les siècles
Mais il ne faut pas s’y tromper : là où le peintre norvégien voit un cri, l’expression d’un désespoir, le défunt exposé au musée de l’Homme raconte une toute autre histoire. “Cette position contractée est très courante, poursuit Pascal Sellier. L’homme était maintenu par une enveloppe de tissu et une corde, recourbé afin de prendre le moins de place dans le sarcophage dans lequel il était conservé [et dont une réplique est présentée tout près, ndlr]. Quant à la bouche ouverte, on la retrouve chez nombre d’autres momies : c’est une attitude saisissante, mais c’est simplement car la mandibule retombe et reste figée par la dessication. Il n’a pas crié et il n’a pas été torturé !”, précise le chercheur, considérant que c’est plutôt notre imaginaire, marqué notamment par ce célèbre tableau de Munch, qui projette ses propres émotions sur la momie.
Cette attitude traditionnelle des momies péruviennes, en position fœtale, symbolise notamment la naissance de l’individu dans l’au-delà. Si on sait qu’il s’agit ici d’un jeune homme, les circonstances de sa mort restent vagues (une maladie pulmonaire ou la tuberculose), autant que son statut au sein de la population Chachapoya – appelée ainsi par les Incas, signifiant “guerriers des nuages”.
On imagine ainsi l’impact de la momie dans l’esprit d’Edvard Munch, alors de passage à Paris, tourmenté par le thème de la mort depuis son enfance. Après le décès de sa mère et de sa sœur des suites la tuberculose dans sa jeunesse, il est en effet élevé par son père – et par les nombreuses histoires de fantômes que ce dernier lui raconte…

La postérité de l’homme Chachapoya
La mort, la maladie et l’angoisse sont des thèmes qui hantent les toiles de Munch, sur lesquelles il peint des scènes de genre, des paysages ou des portraits comme il les ressent, tordus par les émotions qui animent ses coups de pinceaux. Son Cri en est un exemple frappant : les lignes tordues qui enveloppent le personnage semblent faire écho à l’expression et à la peur de ce dernier, distordant toute réalité…
D’ailleurs, en 1889, lorsqu’il se trouve à Paris pour l’Exposition universelle, il apprend par hasard, dans un journal norvégien, la mort de son père. Un évènement bouleversant, probablement à l’origine de ce tableau. Si l’on ne connaît aujourd’hui aucune preuve écrite que Munch s’inspira de l’homme de Chachapoya pour réaliser Le Cri, on sait en tout cas qu’il ne fut pas le seul à y puiser des motifs picturaux.
Comme en témoignent des croquis de Paul Gauguin (dont des copies sont actuellement présentées au musée de l’Homme), dont les personnages recroquevillés dans la même position que la momie ont nourri ses peintures Misères humaines (1888) et Eve Bretonne (1889)… Mais aussi une bande dessinée de Tintin, pour laquelle le célèbre dessinateur Hergé aurait imaginé le personnage de Rascar Capac, effrayante et maléfique momie d’un empereur inca, à partir de l’homme Chachapoya selon le chercheur espagnol Stefan Ziemendorff. Autant d’artistes inspirés par le défunt des Andes, qui poussent Pascal Sellier à le décrire comme “le vaisseau amiral du musée”, présenté dans ses collections permanentes depuis des décennies.
“Momies”, exposition jusqu’au 25 mai 2026 au musée de l’Homme, 17 Pl. du Trocadéro et du 11 Novembre, Paris 16e.