26 mai 2023

Expo : Tacita Dean fait la pluie et le beau temps à la Bourse de commerce

Alors que son exposition collective “Avant l’orage” interroge depuis février la représentation du paysage à l’ère contemporaine, la Bourse de commerce en dévoile un nouveau volet en présentant en son sein le travail de Tacita Dean. Entre installation filmique inédite dans la Rotonde, dessins à la craie ultra précis et photographies récentes, l’artiste britannique née en 1965 exprime son amour de la nature et traduit l’émotion de ses souvenirs, s’illustrant en véritable maîtresse des quatre saisons.

Une plage méditerranéenne éclairée par un soleil couchant, les maisons pittoresques d’un village charmant ou encore les centaines de lumières retraçant, de nuit, les contours d’une ville vue du ciel… Chacun a déjà reçu ces images imprimées sur quelques centimètres de papier cartonné, envoyées par des proches pour partager leurs souvenirs de voyages. Mais bien souvent, les paysages contenus dans ces cartes postales connaissent le même destin, accrochées sur un mur ou rangées dans une boîte jusqu’à disparaître peu à peu de l’esprit de leur propriétaire. Exposée actuellement à la Bourse de commerce, Tacita Dean rend hommage à ces reliques sur papier. Au sein d’un pavillon érigé pour l’occasion dans la rotonde du bâtiment parisien, imitant la forme circulaire définie par l’architecte Tadao Ando, l’artiste britannique projette en grand sur les murs ses propres cartes postales : deux rectangles côte-à-côte s’étendant du sol au plafond, et tournant lentement autour des visiteurs dans la pénombre. Pendant une quinzaine de minutes s’y succèdent clichés de sculptures antiques, de ciels maculés de nuages, de fleurs rares en gros plan ou de canards sur un étang – loin des panoramas archétypaux qui tapissent les devantures des boutiques de souvenirs.

 

À la Bourse de commerce, Tacita Dean met le paysage en abyme

 

Nouveau chapitre de l’exposition collective “Avant l’orage”, inaugurée il y a quelques mois sur le site de la Collection Pinault à Paris, le projet de Tacita Dean propose, à l’instar des autres œuvres exposées, des interprétations contemporaines du paysage et de sa saisonnalité à l’ère de questionnements sur l’avenir de notre planète. Son installation réalisée spécialement pour la Rotonde donne le ton : chez l’artiste, connue principalement depuis une trentaine d’années pour son travail filmique mais aussi sa pratique assidue du dessin et de la photographie, la notion de paysage transite par la formation du souvenir et donne naissance à des images composites où la nature jaillit dans la subjectivité d’un regard. Il en va ainsi de ce film inédit où, au sein des tableaux mouvants définis par ces deux rectangles, d’autres fragments d’images en mouvement s’incrustent dans des cercles et des carrés de diverse taille, peuplés eux-mêmes d’individus et autres paysages multiples. Alors que résonne le ronronnement de l’imposant dispositif de projection rotatif installé au milieu du pavillon, le public se trouve happé par cette mise en abyme dont il devient le centre de gravité. À l’image d’un soleil autour duquel les images circulent sans discontinuer, telles les planètes d’une nouvelle constellation visuelle.

Tacita Dean : une artiste obsédée par la nature

 

L’obsession de Tacita Dean pour le paysage ne date pas d’hier. Depuis le début des années 90, l’artiste formée à la peinture collectionne aussi bien les cartes postales que les pellicules des films argentiques qu’elle réalise au gré de ses nombreux voyages, de la Grèce au Sierra Leone en passant par le Japon, et dont de nombreux extraits s’incrustent aujourd’hui dans son installation inédite dans la Rotonde. À la manière des romantiques il y a deux siècles, pour qui le paysage renfermait la clé de la quête esthétique du sublime, la Britannique née en 1965 ne cesse de s’émerveiller de ces environnements qu’elle rencontre au gré de sa route et auxquels elle accorde une attention primordiale, d’un phare capturé dans la nuit à une mer baignée par la lumière de l’aube en passant par le cycle de la lune. Ou encore d’arbres millénaires qu’elle capture avec son objectif, à l’instar des cerisiers japonais en fleurs qui surgissent à la Bourse de commerce sur deux tirages saisissants marouflés sur toile, que l’artiste a ensuite minutieusement colorés au crayon rose pour mieux faire ressortir leur silhouette.

 

Accroché à leurs côtés, l’immense glacier au réalisme confondant, dessiné à la craie sur un tableau noir d’après une œuvre du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, confronte le public à un spectacle fascinant, aussi bien par la rencontre physique avec son imposant sujet que le travail colossal qu’a demandé sa réalisation. Bien que très lente et laborieuse, le dessin est l’une des techniques favorites de Tacita Dean, dont les premières œuvres dépeignaient déjà à la craie des paysages maritimes et vaisseaux fantômes. Par son geste graphique précis et délicat, reflet de sa détermination infaillible, l’artiste traduit l’attention qu’elle porte à cette nature à l’état brut rencontrée sur sa route. Comme si la fixation de l’image sur le support, quel qu’il soit, lui permettait de retranscrire les ineffables émotions que celle-ci fait naître en elle.

Le geste créateur pour se réapproprier le paysage

 

Aussi photographe que peintre, Tacita Dean oscille entre les techniques avec une grande dextérité – en atteste la sélection d’œuvres récentes présentée à la Bourse de commerce, qui souligne leur essentielle complémentarité. Atteinte d’arthrite depuis 25 ans, l’artiste a trouvé dans l’appareil photo et la caméra les outils idéaux pour se réapproprier le monde au-delà des limites posées par sa condition. Depuis trente ans, l’artiste utilise ainsi principalement les pellicules 16 mm et 35 mm pour composer ses propres “cartes postales” sur bobine. Suite à la réalisation de son film pour le Turbine Hall de la Tate Modern en 2011, qui transformait l’architecture du lieu à l’image, la Britannique fait même de ces techniques historiques un rempart contre la prédominance croissante du numérique, en défendant face à lui la poésie immanente à la plasticité de l’argentique – l’artiste tient d’ailleurs à qualifier ses œuvres de “films” et non de “vidéos” pour appuyer cette distinction. Ce sens de la poésie émane également de ses photogravures, compositions abstraites en nuances de gris, également présentées dans l’institution parisienne. Dans la lignée de son aîné Vassily Kandinsky, qui revendiquait la musicalité de sa peinture, Tacita Dean y compose ses propres partitions visuelles caractérisées par l’éclatement libre de centaines de formes fragmentaires, aux antipodes de ses dessins réalistes à la craie dont aucun trait ne déborde. Car le geste créateur qu’elles cachent est en effet bien plus abrasif : l’artiste gratte la surface à l’acide pour y faire apparaître les traces laissées sur les plaques de gravure. La nouvelle mélodie et rythmique qui s’y dessine aléatoirement donne alors naissance à des paysages plus énigmatiques, désormais affranchis de l’injonction à la reproduction fidèle.

L’artiste qui contient le monde dans un mouchoir de poche

 

Pendant que les images d’archives familiales, d’artistes dans leur atelier ou de Tacita Dean elle-même s’immiscent dans les paysages projetés au rez-de-chaussée dans la Rotonde, une veste de costume accrochée à l’un des murs du troisième étage de la Bourse de commerce contient, au sein d’une ouverture dans son dos, une rivière au sein d’une forêt miniature. À cette œuvre du sculpteur Robert Gober, incrustant littéralement le paysage dans le corps, la Britannique répond en incrustant de son côté les corps dans ses vastes paysages visuels mouvants. Chez ces deux artistes, toutefois, la représentation de la nature accompagne la découverte introspective d’un paysage mental, guidé par la plasticité d’un souvenir qui s’étire, se déploie, se fragmente et recompose sous nos yeux. Derrière ses œuvres, Tacita Dean raconte parfois ses propres relations avec ses proches et amis artistes, tels que Roni Horn ou Julie Mehretu, dont elle a retranscrit les souvenirs d’été par des coups de pinceau colorés, imprimés ensuite sur des cartes postales petit format. Comme le prouvent ces œuvres abstraites d’une grande expressivité, la Britannique parvient à contenir le monde dans un mouchoir de poche. Un art de la synthèse qu’elle partage avec sa consœur Etel Adnan, dont les poèmes picturaux traduisent l’immensité de la nature dans des dimensions réduites et y font jaillir l’émotion de la contemplation.

Entre ses immenses glaciers et cerisiers flamboyants, ses photogravures mélancoliques et ses chaleureuses peintures sur papier, Tacita Dean s’impose à la Bourse de commerce en maîtresse des saisons et “chorégraphe du temps”, comme la qualifie la commissaire de l’exposition Emma Lavigne. Là où le compositeur virtuose Antonio Vivaldi jouait sur les mouvements et tonalités pour caractériser ses Quatre Saisons, œuvre magistrale de la musique baroque, l’artiste britannique déroule aussi à sa manière une progression dramatique grâce à sa grande variété de formats et de techniques, qui culmine dans ce nouveau film projeté en continu. On se souvient de la sculpture en cire d’Urs Fischer qui, dévoilée au cœur de la Rotonde lors de l’inauguration de la Bourse de commerce au printemps 2021, matérialisait le passage du temps dans la fonte progressive de la matière jusqu’à réduire son sujet à l’état informe. Présentée en ce même lieu, l’installation filmique de Tacita Dean contrecarre deux ans plus tard cette poétique fataliste de la destruction, rappel de la linéarité de l’existence et son inévitable déclin, par une écriture cyclique qui ne connaît ni début ni fin. Et renferme, de fait, le précieux espoir d’un renouvellement à venir.

 

Tacita Dean, “Geography Biography”, jusqu’au 11 septembre 2023 à la Bourse de commerce, Paris 1er.